La grande berne. L’atome et les négociations Est-Ouest
Les trente-cinq chefs d’État signataires de la déclaration d’Helsinki ont-ils tous été plus ou moins consciemment les acteurs d’un vaste carnaval destiné, comme le redoutait le président Pompidou, à « l’apothéose » du leader soviétique bien plus qu’à « l’ouverture » de son régime ? Telle est l’opinion que Pierre Marie Gallois formulait en ces termes à la veille de la réunion finale de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) : « Si solennelle que soit l’heure des paraphes, elle n’effacera ni les annexions ni les occupations arbitraires. Des hommes de gouvernement auront seulement trompé l’attente des opinions publiques en leur laissant croire que de ce genre de rencontres sortiraient la paix et la sécurité ».
Une telle violence d’expression ne surprendra pas sous la plume du théoricien des questions nucléaires et tenant passionné de la thèse extrême du « pouvoir égalisateur de l’atome ». Pour lui, présenter la détente, comme le font les porte-parole des deux Grands, comme l’alternative à la paix est une duperie. « Ce n’est pas la “détente” qui conjure la menace de guerre nucléaire, ce sont d’abord les armes nucléaires elles-mêmes. À condition qu’elles soient détenues par les deux pays et que, dans l’un comme dans l’autre, elles soient, dans une mesure suffisante, indestructibles préventivement. Ce qui est le cas. Et de part et d’autre, on veillera à ce qu’il en soit longtemps ainsi. Qu’il y ait “détente” ou tension, la grande empoignade ne peut donc avoir lieu ».
Malheureusement, les deux superpuissances ne s’en tiennent pas à cette sagesse élémentaire qui consisterait à se satisfaire de la possession d’armes nucléaires indestructibles (celles des sous-marins) constituant un appareil de dissuasion capable d’exercer en deuxième frappe des dommages intolérables à l’agresseur. Elles veulent – du moins l’une d’entre elles, les États-Unis, a voulu – se doter d’un arsenal de coercition, c’est-à-dire un ensemble de vecteurs capables d’interdire toute réaction à l’adversaire et de le tenir à sa merci en lui faisant prendre conscience de sa capacité de destruction en première frappe. C’est ainsi que l’équipe du président Kennedy lui a fait lancer la course au surarmement dont on voit aujourd’hui les résultats démesurés et le caractère d’absurdité. Si l’on tient compte des projets américains révélés en décembre 1974 par M. Blecher, porte-parole du Pentagone (projets de sous-marins Trident et de bombardiers B-1 dotés de MIRV à 20 ou 24 ogives) le futur potentiel de destruction des États-Unis comportera 17 090 ogives. Les Soviétiques, s’ils réussissent à combiner leur capacité de lancement et la miniaturisation des armes dans la limite des plafonds convenus entre les deux Grands à Vladivostok en novembre 1974, n’en auraient pas moins de 18 113. « C’est beaucoup, c’est énorme, c’est inutile ».
Pourquoi donc une telle démesure ? Des raisons de prestige font que ni l’une ni l’autre des superpuissances ne peut se satisfaire du second rang quant à la quantité des vecteurs et des armes nucléaires. Parce qu’aucune d’elles ne peut se laisser distancer dans la course technologique qui peut toujours réserver la surprise d’un breakthrough, d’une innovation qui viendrait périmer son arsenal. Parce qu’enfin c’est un moyen de mieux dominer les nations dont chacune d’elles prétend assurer la défense mais sans leur permettre d’accéder au rang de puissance nucléaire majeure.
Après un historique très détaillé des trois séries de négociations d’Helsinki, de Vienne et de Genève, et après avoir montré que les cartes du jeu sont biseautées, Pierre Marie Gallois en vient à l’analyse critique de la politique actuelle de défense de la France et la tournure qu’elle a prise depuis 1974. On ne sera pas étonné qu’il s’élève vigoureusement contre l’engagement, préconisé par certains cercles d’Européens à tous crins, de nos vecteurs nucléaires tactiques Pluton en Allemagne. On ne sera pas nécessairement d’accord avec lui lorsqu’il redoute que l’accent nouveau qui a été mis depuis un an sur les forces classiques ne constitue une régression et que cet effort ne s’exerce au détriment des forces nucléaires.
Les ouvrages sérieux et bien documentés sur les problèmes nucléaires sont assez rares pour que celui-ci, en dépit de quelques défauts mineurs – son foisonnement qui ne va pas sans répétitions et son caractère massif – mérite d’être recommandé. Tout lecteur de bonne foi, quel que soit l’état de ses connaissances sur le sujet, y apprendra beaucoup et y gagnera une meilleure compréhension du jeu complexe que constitue la stratégie nucléaire. Or, ce jeu concerne la France tout autant que les Supergrands. ♦