Défense dans le monde - Situation tendue dans la Corne orientale de l'Afrique
La Corne orientale de l’Afrique connaît actuellement deux problèmes majeurs : la situation intérieure difficile de l’Éthiopie et les intrigues qui se développent au sujet de l’avenir du Territoire français des Afars et des Issas (TFAI).
L’Éthiopie se trouve toujours en proie à des difficultés considérables, le Comité militaire administratif et provisoire devant faire face à de multiples oppositions.
L’Érythrée reste le problème essentiel de l’Éthiopie : aucune solution ne paraît lui avoir été trouvée jusqu’ici. La pression rebelle se poursuit et les forces de l’ordre, si elles ne sont pas sérieusement mises en difficulté, n’en subissent pas moins des pertes notables. Elles finiront peut-être un jour par se lasser et par s’interroger sur les finalités de leur combat. Heureusement pour elles, leurs adversaires sont divisés en deux mouvements rivaux, le Front de libération de l’Érythrée (FLE) et le Front de libération populaire de l’Érythrée (FPLE), dont les efforts de réunification ne semblent toujours pas avoir abouti.
Mais la province maritime de l’Éthiopie n’est pas la seule à nécessiter l’intervention de l’armée éthiopienne. En particulier dans le pays afar, limitrophe du TFAI, les embuscades sur la route Assab–Addis Abéba gênent le ravitaillement pétrolier de la capitale. D’autre part, des soulèvements sporadiques se produisent dans les provinces situées à l’Est et au Sud-Est du Lac Tana, mais l’inorganisation et la faiblesse en armement des rebelles les empêchent d’y constituer une menace sérieuse. L’« Union démocratique éthiopienne », fondée à Londres par d’anciens féodaux, s’efforce de coordonner ces divers mouvements ; cependant ses possibilités et son audience sont encore limitées.
Les problèmes de maintien de l’ordre accaparent ainsi l’attention du Comité militaire et lui font remettre à plus tard les problèmes politiques majeurs. L’ensemble de sa gestion fait l’objet de critiques nombreuses. La droite lui reproche d’avoir voulu asseoir sa popularité sur des réformes démagogiques, hâtives et improvisées, sans être en mesure de les mener à bien, conduisant ainsi le pays à l’anarchie et à la catastrophe économique. Les milieux de gauche, syndicats, professeurs et étudiants, mécontents de voir les militaires se maintenir au pouvoir et dénaturer à leur sens la révolution, lui sont totalement hostiles. La masse, citadine et paysanne, reste dans l’attentisme. Devant cette opposition croissante, les autorités réagissent vigoureusement à toute menace susceptible de troubler l’ordre dans les villes principales. L’état d’urgence, instauré en septembre à la suite de heurts avec des groupes syndicalistes, n’a été levé qu’au début du mois de décembre 1975 et le couvre-feu a été maintenu. La nouvelle loi de travail, promulguée le 6 décembre 1975 après avoir été longtemps attendue, n’est certes pas propre à les satisfaire, le souci essentiel du gouvernement étant de « protéger les droits des travailleurs de telle sorte qu’ils puissent atteindre une productivité plus élevée et contribuer ainsi à l’édification du socialisme ». C’est ainsi qu’elle limite soigneusement le droit de grève et qu’elle prononce la dissolution de la Confédération des syndicats éthiopiens, interlocuteur souvent indocile, qu’elle remplace par un Syndicat pan-éthiopien.
L’avenir du Comité militaire continue à reposer sur sa propre cohésion, qui semble parfois incertaine, et sur l’appui qu’il trouve au sein des forces armées. Si celles-ci semblent avoir souffert de dissensions internes, elles ont réussi jusqu’à présent, face à l’observation attentive des groupes politiques hostiles, à maintenir leur unité.
L’activité diplomatique des pays de la Corne orientale est dominée par les perspectives d’évolution vers l’indépendance du Territoire français des Afars et des Issas. La récente visite du président du Conseil de Gouvernement du TFAI a été un succès pour Addis Abéba. En effet le maintien de bonnes relations avec Djibouti est devenu essentiel pour l’Éthiopie dont l’accès à la mer Rouge est compromis par les rébellions érythréenne et afar. M. Ali Aref s’est rallié ouvertement aux vues de ses interlocuteurs, soulignant l’existence de liens privilégiés entre le TFAI et l’Éthiopie, approuvant la position de celle-ci sur l’Érythrée, dénonçant surtout de façon vigoureuse les ambitions territoriales de la Somalie qui « doit abandonner trois des cinq étoiles de son drapeau étant donné qu’elles symbolisent le TFAI, l’Ogaden et le Nord-Est du Kenya » (1).
Ces propos ont été très mal accueillis à Mogadiscio. Alors que la propagande intérieure et les déclarations officielles étaient restées relativement modérées au cours des mois précédents, les thèmes habituels de propagande ont été repris : M. Ali Aref s’est vu plus que jamais qualifié de « fantoche de l’impérialisme » et les Éthiopiens ont été accusés d’être des « colonialistes à peau noire ». La Somalie a augmenté son aide à la Ligue populaire africaine pour l’indépendance (LPAI), parti légal d’opposition du TFAI. D’autre part elle a lancé une vigoureuse offensive diplomatique pour rallier à ses vues l’Organisation des Nations unies (ONU), l’Organisation de l’unité africaine (OUA) et la Ligue arabe et favoriser par une pression internationale l’accession rapide du Territoire à l’indépendance. Celle-ci, dans l’optique de Mogadiscio, ne doit pas s’effectuer au profit du leader afar, M. Ali Aref, et elle devrait ouvrir la voie, inéluctablement et à bref délai, à un rattachement à la Somalie.
Ces manœuvres n’ont obtenu qu’un succès modéré lors de la réunion du Comité de libération de l’OUA à Dar-es-Salam en novembre où une délégation du TFAI a pu se faire entendre malgré quelques difficultés. Par contre, les thèses somaliennes ont été accueillies favorablement en décembre à l’ONU et l’Assemblée générale a adopté une motion demandant à la France d’accorder l’indépendance immédiate au Territoire en accord avec l’opposition et d’en retirer ses troupes. Ce vote a été obtenu à une très forte majorité, par 109 voix pour et 20 abstentions (2), aucun pays ne s’étant prononcé pour le non.
Fort de ce succès, Mogadiscio pourrait accentuer son action en favorisant les activités de la LPAI et même en donnant au Front de libération de la Côte des Somalis les moyens de mener des actions violentes. L’attentat auquel M. Ali Aref a échappé le 5 décembre en est sans doute un premier indice.
L’hostilité traditionnelle entre Éthiopie et Somalie se trouve attisée par cette affaire, alors qu’elle était en sommeil depuis l’arrivée au pouvoir à Addis Abéba de la junte militaire socialiste en 1974. L’Éthiopie se satisfait parfaitement, pour l’instant, de la présence française au TFAI, qui lui garantit l’utilisation du port de Djibouti et de la voie ferrée, et s’est constamment efforcée de contrer les thèses somaliennes devant les instances internationales. Il n’est pas impossible d’autre part que Mogadiscio, profitant de l’immobilisation d’une grande partie de l’armée éthiopienne face aux mouvements de rébellion, ne fasse à nouveau monter la tension en Ogaden où le calme régnait depuis dix-huit mois, en provoquant des incidents sur la frontière ou en suscitant des séditions parmi les populations somali de la région.
La Corne orientale de l’Afrique reste une zone sensible. La rivalité des grandes puissances s’y exerce, les États-Unis soutenant l’armée éthiopienne et l’URSS se trouvant activement engagée en Somalie. Si la prudence de leurs protecteurs a incité jusqu’à présent les antagonistes à la modération, les difficultés intérieures de l’Éthiopie et les problèmes de l’évolution du TFAI peuvent conduire la Somalie à accentuer sa politique agressive et à remettre en cause l’équilibre régional.
(1) La constitution somalienne prévoit le rattachement à la Somalie de toutes les régions habitées par des populations d’ethnie Somali.
(2) Australie, Bahamas, Belgique, Brésil, Canada, Chili, Danemark, Salvador, Allemagne fédérale (RFA), Grèce, Guatemala, Irlande, Israël, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal, Espagne, Royaume-Uni, États-Unis. La France n’a pas pris part au vote.