Journal d’un agent secret. Dix ans de CIA
Après avoir accompli brillamment ses études secondaires au sein de collèges catholiques dans un milieu marqué par un ardent patriotisme, l’auteur entreprend sans conviction des études de droit faute de vocation bien déterminée puis se laisse recruter par la CIA dans laquelle il voit initialement un moyen de satisfaire à une vague attirance pour la politique et les relations internationales. Il devra effectuer un an de plus de service, mais il sera officier, percevra une bonne solde, aura un travail intéressant et disposera de davantage de temps pour décider de ce qu’il fera dans la vie. Les motivations, au début un peu minces, de ce « bon élève » se renforceront au fur et à mesure qu’il franchira avec succès les différentes étapes de la formation qui lui sera dispensée pendant trois ans par la centrale de 1957 à 1960.
C’est à cette période de sa vie d’agent secret qu’est consacrée la première partie d’un volumineux ouvrage, dont le premier jet de 300 000 mots a été réduit à 600 pages très denses. Ce document comporte en annexes quelques organigrammes de l’Agence (datant de 1969), un index fourni d’abréviations diverses et enfin une liste rassemblant pêle-mêle des noms d’officiers, agents ou collaborateurs de la CIA, d’organisations contrôlées, financées ou influencées par elle, ou de baptêmes d’opérations (près de 400). Cette liste d’un intérêt très inégal se situe sans aucun doute à l’origine des récentes « révélations » d’une certaine presse visant à dévoiler les « activités criminelles » de la CIA et à en dénoncer les agents.
Les activités de Philip Agee, alias Jeremy S. Hodapp, dans les trois postes qu’il a successivement occupés de 1960 à 1968, en Equateur, Uruguay et au Mexique, font l’objet des trois parties suivantes. L’auteur y relate avec minutie les événements qui ont jalonné la vie politique de ces pays en décrivant par le menu les opérations entreprises par la CIA pour en influencer le déroulement. Il a choisi de présenter son récit sous la forme d’un journal, reconstitué à partir des documents de l’époque consultés quelques années après, une fois prise la décision de se retirer de la Compagnie et d’entreprendre la rédaction de son témoignage.
La dernière partie du livre s’attache à justifier cette décision ; elle expose les difficultés rencontrées dans l’élaboration d’un document qui fait le bonheur de nombreuses organisations révolutionnaires liées au « Fifth State ». Disposant aux États-Unis d’une clientèle intellectuelle gauchisante, plus trotskyste que marxiste, cet organe semi-clandestin s’est rendu célèbre depuis quelques années par ses violentes campagnes contre les aspects immoraux de la politique étrangère américaine.
Cet ouvrage inévitablement partial contient une foule d’informations relatives à la formation d’un agent secret américain et sur les procédés de travail du monde de l’ombre : interceptions, écoutes, filatures, chantages, corruption, fabrication de faux…, rien ne manque de la panoplie utilisée par ceux qui ont choisi un « métier de seigneur ». Il apporte sans doute aussi un certain éclairage aux problèmes affrontés par les pays latino-américains à l’époque où Cuba tentait d’y exporter sa révolution ; à ce titre le « journal » de Philip Agee peut même servir, non sans restrictions, à la compréhension de quelques événements survenus à l’époque au sud du Rio Grande.
Mais la valeur de ce témoignage réside davantage, semble-t-il, dans le malaise qu’il ne manque pas de provoquer chez un lecteur rapidement conduit à s’interroger sur les raisons qui ont poussé un officier de renseignements à renier son idéal et à trahir ses camarades. Certains passages laissent poindre la lassitude engendrée progressivement par la minceur des résultats obtenus sans rapport avec la somme d’efforts accomplis, ou bien évoquent, discrètement, des difficultés conjugales ; d’autres font entrevoir la possibilité d’une autointoxication inconsciente par les milieux « pénétrés » ; ce ne sont pourtant là que les risques normaux d’un métier ingrat et dangereux contre lesquels ceux qui le pratiquent sont continuellement mis en garde. Quant aux arguments d’ordre idéologique énumérés dans un projet de lettre de démission au directeur de la CIA (pages 478-479), le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne révèlent pas une profonde conviction personnelle. Tout compte fait, l’auteur qui semblait promis à un bel avenir dans une carrière délicate, en raison notamment des succès obtenus dans le domaine du recrutement et de la pénétration, est peut-être tout simplement la victime d’une « manipulation » remarquable, dont les responsables éventuels peuvent mesurer le succès aux conséquences de la publication de cet ouvrage générateur de scandales. ♦