Défense en France - La signification politique de l'accord franco-soviétique pour prévenir le déclenchement accidentel des armes nucléaires
Au cours du déjeuner qu’il offrait le 30 juin 1975 à l’Élysée à l’occasion du 10e anniversaire de la coopération franco-soviétique dont le premier acte fut accompli par le général de Gaulle lors de son voyage en URSS en 1966, M. Valéry Giscard d’Estaing a annoncé aux membres de la grande commission franco-soviétique qu’un accord serait prochainement conclu entre la France et l’Union soviétique en vue de prévenir tout risque de déclenchement accidentel des armes nucléaires.
« Pour tenir compte des responsabilités que la France et l’Union soviétique assument en tant que puissances nucléaires et des moyens dont elles disposent en pleine indépendance, nous avons décidé il y a quelque temps, M. Brejnev et moi-même, a déclaré le Président, de nous assurer que tout risque d’un déclenchement accidentel des armes nucléaires dont nos deux pays disposent pouvait être exclu… Les documents qui seront échangés dans les prochaines semaines entre nos ministres des Affaires étrangères confirmeront le prix que nous attachons à Paris comme à Moscou aux mesures destinées à éviter, dans un domaine aussi vital, toute erreur ou tout accident. J’y vois pour ma part la démonstration que, sans renoncer à leur indépendance réciproque, nos deux pays sont en mesure d’apporter une contribution significative à la sécurité de notre continent. J’y vois aussi une justification supplémentaire de la politique de détente, d’entente et de coopération que nous avons choisie il y a dix ans et que nous sommes résolus à poursuivre ensemble ».
On regrettera que, dans l’ensemble, la grande presse n’ait réservé qu’une place limitée et une attention éphémère à cet événement politique très important. Certains de nos confrères, prenant au pied de la lettre les termes de « déclenchement accidentel des armes nucléaires », ne semblent pas avoir perçu que cette expression recouvrait bien plus qu’un accident matériel et involontaire. En fait, comme l’a souligné Robert Clarke dans France Soir (1), le lancement accidentel d’une arme nucléaire française est impossible. Pour que le déclenchement de l’arme ait lieu il faut, en effet, un échange de messages codés suivant une procédure très rigoureuse entre le président de la République qui, seul, peut donner l’ordre de tir, le général commandant les forces stratégiques et les officiers de tir (du plateau d’Albion, du sous-marin nucléaire lanceur d’engins ou du pilote de Mirage IV porteur de l’arme). Comme l’a très bien vu notre confrère Benoît Raisky (2), « l’objectif (de l’accord) n’est donc pas de prévenir un « accident », au demeurant impossible, mais d’empêcher des erreurs d’appréciation… ». À cet effet, un « téléphone rouge », c’est-à-dire en réalité deux lignes télex directes spéciales seront établies entre Paris et Moscou et permettront aux deux gouvernements de se prévenir réciproquement de leurs intentions et d’éviter ainsi toute erreur de jugement de l’un ou de l’autre dans des situations de crise.
B. Raisky remarque avec pertinence : « la France souhaite éviter toute méprise ou malentendu ; elle fera savoir clairement, et le moment venu, ce qu’elle considère comme intolérable pour sa sécurité. En outre, on peut considérer que grâce à cet accord, la crédibilité de la force nucléaire française (reconnue maintenant par 1’URSS) va s’en trouver renforcée : si la France se réserve la possibilité de prévenir qui de droit de ses intentions, cela évitera en tout état de cause des supputations hasardeuses sur sa détermination politique d’user de l’arme suprême ».
Le président de la République fait ainsi d’une pierre deux coups : d’une part, il admet l’utilité d’une communication avec l’Union soviétique en tant qu’adversaire nucléaire possible mais il engage avec lui un dialogue privilégié, et il se dégage d’autre part de toute contrainte atlantique ; en traitant d’égal à égal avec la grande puissance nucléaire continentale, il se libère ostensiblement de l’accusation de retour à l’atlantisme que certains de ses adversaires portaient avec insistance contre lui. Il est certain en effet, comme le note notre confrère dans le même article, que ce dialogue privilégié franco-soviétique hors du cadre de l’Otan ne saurait plaire aux États-Unis, même s’ils ont été tenus informés depuis quelque temps déjà de la volonté d’accord des deux pays.
Par ailleurs, l’accord en question n’affecte nullement l’indépendance de la force de dissuasion de la France. C’est un accord limité portant sur la prévention d’un « déclenchement accidentel » (en tant qu’aboutissement d’un processus fatal résultant d’une erreur de calcul), mais non pas sur les conditions d’emploi des armes nucléaires ni sur la prévention d’une guerre nucléaire comme l’est l’accord conclu à San Clemente en 1973 entre Américains et Soviétiques. On souligne dans les milieux autorisés que l’accord constitue un succès personnel du président de la République dont le mérite est d’avoir pris l’initiative d’aborder cette question lors du Sommet à Rambouillet en 1974 et d’avoir poursuivi la négociation lors de son voyage en Union soviétique.
En fait, il y a déjà quelques années que les deux Grands avaient reconnu que la France était une puissance nucléaire crédible. Au Sommet de Reykjavik en 1973, MM. Nixon et Kissinger avaient fait des avances à peine déguisées au président Pompidou pour que la France, avec ses forces nucléaires, prenne en charge une large part du fardeau (burden) de la défense de l’Europe. Quant aux Soviétiques, on sait qu’ils se sont toujours montrés très préoccupés du fait que, selon eux, les fusées du plateau d’Albion étaient pointées en direction du territoire russe. On prête même à ce sujet à M. Brejnev une remarque à l’un de nos diplomates à qui il aurait confié que c’était là la marque d’une crainte injustifiée, l’URSS ayant déjà assez à faire avec la Chine et le camp socialiste sans avoir à chercher d’autres complications en Europe occidentale. Quant à M. Pompidou, tout en se montrant soucieux de promouvoir la détente et le dialogue franco-soviétique, il confiait à certains de ses proches qu’il entendait « ne pas laisser neutraliser nos armes thermonucléaires par l’amitié ». Ces remarques montrent avec quelle habileté le négociateur français a su manœuvrer sans se laisser séduire par les chants des sirènes aussi bien soviétiques qu’américaines et qu’il a atteint le résultat de faire reconnaître la force nucléaire française comme majeure, crédible et indépendante, tout en affirmant sa volonté de sécurité et de paix et sans rien concéder qui restreigne sa liberté d’appréciation et d’action. Signalons d’autre part que M. Bourges, ministre de la Défense, saisissant l’occasion de la restructuration de nos Forces aériennes stratégiques (FAS), a prononcé le 9 juillet 1976 à la base d’Avord un important discours dont nous rendons compte dans notre chronique aéronautique. ♦
(1) Robert Clarke : « Un responsable devenu fou ne pourrait pas déclencher un conflit nucléaire », France Soir, 2 juillet 1976.
(2) Benoît Raisky : « Super téléphone rouge anti-guerre atomique », France Soir, 2 juillet 1976.