Défense à travers la presse
Ceux d’entre nous qui fréquentaient le Quartier Latin dans les années d’après-guerre se souviennent d’avoir été sollicités par les jeunes du Parti communiste de signer des pétitions contre la bombe atomique : il ne servait alors à rien de rétorquer qu’on ne parait pas à une telle menace par des signatures. Un quart de siècle plus tard, dans le programme commun de la gauche, l’antienne n’avait pas changé : « Renonciation à la force de frappe nucléaire stratégique sous quelque forme que ce soit… » Et voici que le Parti communiste en vient à dire « oui » à notre force de dissuasion, non sans réserves d’ailleurs (voir dans ce même numéro la chronique « Défense en France » de Gérard Vaillant). Les conditions de notre défense ont-elles changé ? L’ennemi nous presse-t-il au point que les querelles de partis ne se mêlent plus aux intérêts militaires ? Ce ralliement apparaît, de toute manière, comme un hommage au Bien public. Certains ont aussitôt souligné que cette initiative venait du seul comité central et que les militants avaient été tenus à l’écart. Mais la procédure a bien moins d’intérêt que les raisons ou les objectifs d’une telle décision. Nos confrères ne se sont pas fait faute de les rechercher.
Prenons acte tout d’abord de la mise au point de René Andrieu qui nous assure dans L’Humanité du 13 mai que les communistes ne se sont pas laissé apprivoiser par le bellicisme. Le Parti communiste français (PCF) se fait un devoir de rechercher et de dire la vérité, affirme-t-il : « Cela ne signifie pas que nous mettons la fleur au fusil et que, après avoir si longtemps dénoncé les périls, nous entrons avec allégresse dans la course aux armements ».
Pour le reste cet article reprend les thèmes développés dans le rapport Kanapa. Or la lecture de ce document conduit Jacques Isnard, dans Le Monde (13 mai), à considérer que la position du Parti communiste est en la matière « plus près du gaullisme que du PS [Parti socialiste] », bien que les recherches effectuées par celui-ci depuis quelque temps aient pesé sur la décision du PCF : « Le 7 novembre dernier, le PS avait conclu, si l’on s’en réfère aux propos des trois rapporteurs, à la nécessité pour la gauche au pouvoir de tenir compte de l’existence d’une panoplie nucléaire diversifiée en France… L’évolution des dirigeants du PS et même de certains radicaux de gauche est venue accélérer la réflexion des communistes sur les problèmes de la défense nucléaire… Cet aggiornamento du PCF a toutes les chances de prendre, au moins pour un temps, à contre-pied les dirigeants socialistes… La dialectique du comité central appliquée à la stratégie militaire devrait embarrasser ceux des socialistes qui ne cachent pas leurs tendances européennes, voire leur inclination pro-atlantique. Au concept d’une défense nationale élargie et d’un ensemble atomique qui peut être utilisé à des fins régionales en Europe, tel que certains responsables du PS l’avaient imaginé il y a six mois encore, il est clair que le PCF, oppose la rigueur de l’indépendance et une stratégie sans adversaire privilégié ».
Ce qui fait dire au Quotidien de Paris (12 mai) que le PC « double » le PS sur la défense. Notre confrère ne s’en montre guère surpris : il rappelle que depuis plusieurs mois le parti avait entamé un travail de réflexion minutieux sur la question :
« Après la novation sur l’élection du Parlement européen au suffrage universel, la reconnaissance du fait et de l’utilité de l’armement nucléaire renforce l’image d’un PC décidé à ne rester en rien en retrait par rapport au PS Il s’agit de montrer que les communistes sont les premiers partout… Surtout, le PC administre à nouveau la preuve qu’il tient à arriver en position de force le soir d’une éventuelle victoire de la gauche. Qui osera dire après l’abandon de la dictature du prolétariat, la détérioration des rapports avec l’URSS, la décision de voler pour l’élection du Parlement européen au suffrage universel et de maintenir la force de frappe, que le PC n’est pas décidé à jouer pleinement le jeu du pouvoir ? ».
Tentation du pouvoir ou bien leçon de politique réaliste, le revirement communiste en la circonstance n’est pas du goût de la presse d’extrême-gauche qui n’entend pas jeter aux oubliettes le vieil antimilitarisme diffusé par tant de refrains. Encore Libération (13 mai) fait-il preuve d’une certaine modération :
« On peut penser que nécessité fait loi et que le parti communiste qui a peu de prise dans l’armée a voulu lever par un geste spectaculaire un obstacle fondamental à tout contact avec les militaires ».
Le journal Rouge, du même jour, va beaucoup plus avant dans un commentaire acerbe qui, du reste, saisit l’occasion ainsi offerte de relancer une des plus vives revendications de la gauche : « Le PCF (tout comme le PS) se prépare à gérer l’armée bourgeoise. Et qui veut tenir un discours réaliste a des officiers bourgeois doit assumer la logique du militarisme bourgeois. Or, il ne s’agit pas d’améliorer l’efficacité de l’armée en place comme le propose Kanapa, il faut l’affaiblir, défendre les droits démocratiques des soldats ».
Nous voici donc sur les barricades des plus frénétiques révoltes ! Il n’est pas question pour l’extrême-gauche de rendre hommage aux intentions du parti communiste mais bien au contraire de le dépouiller de l’audience que pourrait lui valoir un geste apparemment empreint de réalisme. On ne saurait cependant juger la force française selon la volonté d’anarchie que d’aucuns sécrètent : il y a la nation. Or, au micro de Radio-Monte-Carlo, Pierre Messmer s’est montré (le 11 mai) particulièrement sensible à la nouvelle attitude du parti communiste :
« Pour la première fois depuis trente ans la France va se trouver en situation de réaliser l’unanimité sur un sujet essentiel de notre défense qui est l’armement nucléaire. Et puisque cet armement nucléaire est un armement de dissuasion, il est évident que la dissuasion est beaucoup plus forte lorsqu’elle s’appuie sur une opinion quasiment unanime que lorsqu’elle s’appuie sur un homme, même aussi remarquable que le général de Gaulle, et sur une opinion divisée ».
À s’en tenir aux apparences, on ne peut en effet que se réjouir d’une unanimité retrouvée. Il est de fait que notre force nucléaire n’est plus contestée, voilà pour l’unanimité. Mais les objectifs désignés à cette force font-ils eux aussi l’accord ? Ne risque-t-on pas de démanteler le commandement en le soumettant aux aléas des opinions ? Que devient une force physique sans la cohésion morale qui en dirige l’emploi ? Le Figaro du 17 mai met d’ailleurs en évidence les failles qui existent encore au sein de la gauche à ce sujet :
« Malgré un consensus PS-PC sur le maintien et la modernisation de la FNS (auquel les Radicaux de gauche s’associent du bout des lèvres) et une franche unanimité sur le maintien de la conscription, le flou règne encore sur ce que seraient les propositions concrètes d’un gouvernement de gauche en matière de défense et surtout les divergences demeurent profondes entre les partenaires du Programme commun, et semble-t-il au sein du PS, sur ce qui serait la politique de défense du pays d’un point de vue international ».
Quelques jours auparavant, le 13 mai, Jérôme Dumoulin posait déjà la question (toujours dans Le Figaro) : « Plus question d’avoir Kiev ou Moscou dans le collimateur. Cela est clair. Quelles seront les nouvelles cibles assignées aux missiles français ? Au lecteur de laisser travailler son imagination… La politique de défense du PCF, telle qu’elle est esquissée par le rapport Kanapa, a pour fondement une volonté d’autarcie et de quasi-neutralisme, irréaliste et suicidaire, dont seules les autorités soviétiques pourraient se réjouir ».
Notre confrère se place dans la perspective la plus extrême, celle qui placerait notre force nucléaire sous contrôle direct des dirigeants communistes. Serait-ce effectivement le cas ? Pour l’heure l’ultime décision ne dépend que du Président de la République. Or, c’est précisément cela qu’entend modifier le parti communiste. À dessein il veut en effet dessaisir le Président de la responsabilité suprême pour la confier à un organisme qui inquiète le chroniqueur militaire de l’Agence France-Presse. Yves Gayard (12 mai) :
« Le parti communiste propose une décision collégiale émanant d’un haut comité spécial constitué par le président de la République, le Premier ministre et le ministre de la Défense, les ministres représentant la coalition gouvernementale et le chef d’état-major général. C’est une sécurité, reconnait-on dans les milieux politiques, mais pour les experts militaires cela risque d’entraîner des délais importants, incompatibles en ce qui concerne l’emploi de l’arme nucléaire tactique avec les impératifs de rapidité de la conduite de la bataille. Que se passerait-il dans la réalité s’il fallait attendre les délibérations d’un comité ou serait de surcroît représentée la coalition gouvernementale ? La décision serait-elle prise à l’unanimité des membres de ce comité, à la simple majorité ? Qui trancherait en cas de divergences ? Pendant ce temps-là la bataille suivrait son cours et la décision pourrait intervenir trop tard ».
Il est bien certain que les délibérations ne manqueraient pas de paralyser le commandement militaire. La manœuvre exige la promptitude de la décision et l’histoire nous montre combien la démocratie athénienne du IVe siècle en fut incapable en dépit de tous les dons et de tous les talents dont elle était comblée ! Cela scandalisait Démosthène et profitait à Philippe de Macédoine. S’il en était ainsi en France parce que serait mis en place ce comité prôné par le parti communiste, les propos qu’il tient sur notre indépendance et notre sécurité ne seraient plus alors que des capucinades sans lendemain. ♦