Écrits militaires / Stratégiques / Les voix de la stratégie : Guibert (1743-1790)
Pour un stratège oublié de l’Enseignement militaire supérieur depuis des décennies, c’est brusquement beaucoup d’honneur que ce tiercé de l’édition qui lui est consacré. L’affaire mérite un mot d’explication. C’est en fait au général Ménard que revient le mérite d’avoir tiré les œuvres de Guibert des rayons des bibliothèques où elles s’empoussièraient et d’en avoir signalé, dans un article de notre revue en février 1969, qu’elles pourraient bien inspirer la réflexion de nos faiseurs de systèmes de défense.
L’Enseignement militaire supérieur redécouvrit alors l’actualité permanente du stratège de l’époque des Lumières. Le général Ménard suggéra alors à notre regretté confrère Dominique de Roux de préparer cette réédition de ses œuvres. L’affaire échoua à ce moment-là faute d’une subvention ministérielle qui s’avérait nécessaire. Depuis lors, les choses ont heureusement évolué : les problèmes de défense font l’objet d’un enseignement dans maintes universités et grandes écoles, tandis qu’une structure d’accueil a vu le jour avec la Fondation pour les études de défense nationale qui a vocation d’aider les chercheurs et de soutenir leurs publications. C’est grâce à ce soutien ainsi qu’à celui du CNRS que Jean-Paul Charnay a pu faire éditer ce monument imposant que constitue l’œuvre de Guibert dont il a regroupé les fragments sous le titre de Stratégiques. À ce livre le général Poirier donne en quelque sorte une préface avec ses Voix de la stratégie. Entre-temps le général Ménard, au moment où il partait à la retraite après avoir commandé l’École d’état-major, avait enfin réussi à trouver dans les Éditions Copernic-Nation Armée un éditeur compréhensif.
À ceux qui voudraient prendre une connaissance rapide et aisée de l’œuvre de Guibert, le livre du général Ménard se recommande par sa simplicité et sa clarté. L’auteur met avant tout l’accent sur l’évolution de l’art de la guerre au siècle de Louis XV et de Louis XVI, sous l’effet, en particulier, du progrès des armes à feu, notamment l’artillerie de Gribeauval, sur la querelle tactique entre les partisans de l’ordre mince et ceux de l’ordre profond et sur la réforme de l’organisation qui s’opère sous la direction de Choiseul. C’est aussi l’ouvrage d’un historien militaire qui s’attache à faire comprendre ce que sont les institutions militaires aux XVIIe et XVIIIe siècles, et l’évidente nécessité, pour l’auteur du traité De la force publique, d’assigner à l’institution militaire une juste place et une fonction d’équilibre entre le pouvoir et le peuple.
Si l’intéressante et claire préface du général Ménard permet au lecteur pressé de pénétrer aisément l’essentiel, c’est-à-dire l’Essai général de tactique et le traité De la force publique, il faut signaler en contrepartie qu’il n’offre ainsi qu’une vue très partielle de l’œuvre de Guibert, ce qui ne permet pas de bien comprendre l’évolution de la pensée de celui-ci. Il faut pour cela lire aussi la Défense du système de guerre moderne ainsi que ses écrits politiques, ses discours, les éloges de Catinat, de Michel de l’Hospital, du Roi de Prusse, voire même l’éloge d’Eliza, nom par lequel il désigne Mademoiselle de Lespinasse, qui brûla pour Guibert d’un amour trop peu payé de retour.
C’est précisément le mérite de Jean-Paul Charnay d’avoir réédité l’intégralité de cette œuvre et de lui avoir donné dans une substantielle introduction l’éclairage politique et sociologique nécessaire.
Guibert mourut prématurément à l’âge de 42 ans en 1790. Jean-Paul Charnay ne se satisfait pas de ce destin inachevé et c’est pourquoi il commence par imaginer ce qu’il aurait pu devenir sous la Révolution, l’Empire et la Restauration. Aurait-il émigré ? Serait-il resté et aurait-il, avec les armées de la Révolution puis de l’Empire, pris la revanche de la défaite de Rossbach qu’il gardait en mémoire en écrivant l’Essai général de tactique ? S’il avait vécu la monarchie de Juillet, il aurait salué dans Louis-Philippe ce monarque constitutionnel qu’il appelait de ses vœux et il aurait eu toutes chances de finir Maréchal de France et Gouverneur des Invalides.
Quoi qu’il en soit, Jean-Paul Charnay voit dans « le héros guibertien » le héros civique qui n’est pas le conquérant mais celui qui embrasse toutes les parties de l’administration, « le penseur qui établit l’enchaînement rationnel entre la constitution politique (au sens large l’état social, économique, culturel, gouvernemental…) d’une nation, ses institutions militaires, sa grande tactique (son mode d’utilisation de la violence) et leurs rétroactions sur la constitution politique. L’évolution de l’art de la guerre rejaillit sur l’ordonnancement social interne ».
L’un des traits originaux du commentaire de Jean-Paul Charnay est de montrer la filiation qui conduit de Guibert aux Doctrinaires – Royer-Collard, Guizot… – dont on sait qu’ils élevaient à la hauteur d’un système philosophique la politique du juste milieu pour l’opposer à la fois à la souveraineté du peuple et au droit divin.
Qu’il s’agisse de l’ordre mixte en tactique et des marches-manœuvres qui permettent de passer de l’ordre profond à l’ordre mince et de déployer ainsi toute la puissance du feu, qu’il s’agisse de la constitution des forces et de l’équilibre à maintenir entre « forces du dehors » (les troupes « réglées ») et « forces du dedans » (les milices), qu’il s’agisse de la place de l’armée dans la nation et de sa fonction charnière entre le monarque constitutionnel et le peuple, qu’il s’agisse enfin de « l’état stationnaire » (notion qui s’applique aussi bien à la juste croissance à l’intérieur des frontières qu’à l’équilibre maintenu dans l’ordre international par quatre ou cinq grandes puissances), Guibert est vraiment le moraliste de la modération, le théoricien du juste milieu. Mais c’est aussi par là même l’homme de l’ambiguïté. Et c’est bien ce dont il mourra, car cette petite noblesse dont il voulait sauver les vertus guerrières et le courage indispensables à l’animation de la défense, va le rejeter en 1790 et le vomir parce qu’il aura été l’artisan d’une réforme militaire qu’elle exècre et qui pourtant lui offrait sa seule chance de salut en la fonctionnarisant.
Les voix de la stratégie telles que les entend et les interprète le général Lucien Poirier ont les accents de la passion. « Deux siècles après sa mort, Guibert est à jamais sauvé… Il s’impose enfin : héros d’une haute aventure intellectuelle. Ses ambitions, ses réussites, ses échecs, comme les voies empruntées pour dire ce qu’il lui fallait dire, l’œuvre à la fois la plus disparate et la plus rigoureusement pensée dans sa totalité organique, la plus virulente dans la critique de son temps et la plus féconde pour l’avenir qu’elle ébauche, tout nous suggère d’interroger ce constructeur sur le sens de nos propres interrogations ». Voilà qui définit bien l’esprit qui va orienter sa lecture de Guibert. Pour lui comme pour son célèbre modèle se pose, entre autres, mutatis mutandis, le problème de l’application du développement technologique à l’art militaire. De même que pour Guibert les armées n’avaient pas tiré tout le profit imaginable des armes à feu – le nouveau fusil à baguette et à baïonnette ou les systèmes d’artillerie de Vallière et de Gribeauval – de même nos modernes stratèges ont tardé ou tardent encore à admettre la prééminence du fait nucléaire et ses implications. Comme au temps de Guibert, « les combinaisons opérationnelles sont stérilisées par le décalage entre les procédés hérités d’une longue tradition et les ressources méconnues des moyens modernes. À la révolution provoquée par l’arme à feu n’a pas répondu une évolution corrélative de l’art militaire ». Cette évolution nécessaire, Guibert la prônera dans diverses directions : la recherche de tirs efficaces par le progrès de la balistique et de l’instruction, l’utilisation du feu pour appuyer le mouvement et restituer à l’offensive toutes ses possibilités. Mais le général Poirier reproche à l’auteur de l’Essai général de tactique d’avoir cependant minimisé le rôle décisif du feu et privilégié l’effet de masse, et de porter ainsi en partie la responsabilité du mythe des victoires improvisées par le génie national et de la dépréciation de la stratégie des moyens qui nous coûtera si cher en 1914. Reproche qui nous paraît injustifié : un retour aux sources (les chapitres IV de la Tactique de l’infanterie, consacré aux feux, et le chapitre I de l’Essai sur la tactique de l’artillerie) en convaincra le lecteur. Il ne s’agit en effet pour Guibert que de lutter contre les excès des officiers qui n’ont pas compris qu’il s’agissait, d’une part, non pas de faire tirer de façon désordonnée des troupes non instruites, mais de leur apprendre à manier des feux efficaces appuyant le mouvement, d’autre part que l’artillerie à elle seule ne suffisait pas à défaire l’ennemi. Toutefois, le général Poirier corrige son jugement sévère en reconnaissant que Guibert, en l’occurrence, porte une responsabilité indirecte : « celle d’un maître dont les épigones, comme ceux de Clausewitz et de Jomini, ont oublié les nuances du discours pour ne retenir que les assertions confortant leurs vues unilatérales ». Mais n’est-ce pas le même danger qui menace les doctrinaires extrémistes de la dissuasion ? ♦