Défense à travers la presse
L’annonce de la signature imminente mais toujours remise des accords SALT II (Traité de limitation des armes stratégiques) a relancé le débat, durant le mois d’avril 1979, sur la situation des pays de la zone grise en Europe, d’autant qu’au même moment à Vienne les négociations MBFR (Mutual and Balanced Force Reductions) arrivaient à leur 200e séance sans résultat concret.
L’hebdomadaire britannique The Economist du 30 avril 1979 insistait particulièrement sur la préoccupation des dirigeants européens, à commencer par ceux de l’Allemagne occidentale (RFA) : « Il se peut que le chancelier Schmidt soit le chef de gouvernement qui se fera le mieux entendre mais tous les responsables des pays de l’Otan sont inquiets des progrès accomplis par l’Union soviétique dans le domaine des armements de la zone grise. Or, les armes nucléaires à moyenne portée sont exclues aussi bien des négociations sur la réduction des forces conventionnelles qui se déroulent à Vienne que des négociations SALT entre Washington et Moscou. Beaucoup d’événements sont intervenus depuis que fut énoncée en 1967 la stratégie de la riposte graduée de l’Otan. Celle-ci reposait sur l’idée que l’Alliance se défendrait tout d’abord avec ses forces conventionnelles et ne s’appuierait sur l’armement nucléaire que si cette défense s’avérait insuffisante ou si l’URSS y avait recours de son propre chef. Depuis que fut élaborée cette stratégie, les forces conventionnelles soviétiques ont progressé plus rapidement que celles de l’Otan, ce qui rend les attaques nucléaires plus probables. Le dispositif militaire de l’Otan a fait Son temps. Le nouveau missile soviétique SS-20, grâce à sa rampe mobile, est difficile à atteindre. De plus, il peut être lancé dans un très court laps de temps et il est doté de trois têtes indépendantes pouvant atteindre chacune une cible distincte. Enfin, il est bien plus précis que le précédent missile à tête unique. Étant donné cela, les deux seuls armements de la zone grise dont dispose l’Otan deviennent dangereusement vulnérables en cas d’attaque nucléaire préventive alors que la plupart des armements soviétiques deviennent moins sensibles aux éventuelles attaques de l’Otan. Dans ces conditions l’Alliance doit s’efforcer de rétablir l’équilibre des forces. Car si l’URSS se rend compte que les armements de la zone grise de l’Otan peuvent être facilement détruits, elle pourrait être tentée de ne pas tenir compte des armements nucléaires tactiques qui ne peuvent en aucun cas atteindre son sol et décider d’attaquer l’Europe centrale en bénéficiant des lacunes existant dans notre dispositif du champ de bataille ».
C’est sur le constat des mêmes données que le journal allemand Die Welt du 12 avril 1979 prônait une nouvelle politique pour l’Otan et faisait part de l’impatience des pays européens qui en font partie : « Au sein de l’Otan, ceux qui préconisent une nouvelle politique à l’égard de l’Union soviétique et du Pacte de Varsovie ne cessent d’augmenter. Ils veulent employer les mêmes méthodes que celles utilisées par Moscou vis-à-vis de l’Ouest. Depuis des années, l’URSS renforce puissamment son armement tout en présentant simultanément toute une série de propositions de désarmement. Elle agit selon la devise : s’armer et parler de désarmement. Et cela est aussi vrai pour les armements de type conventionnel que pour les systèmes d’armement de la zone grise. À l’Ouest, on commence à s’apercevoir que la propagande soviétique en faveur du désarmement est sans doute destinée à saper les efforts de l’Otan pour maintenir sa capacité de défense à un niveau satisfaisant. Aussi, tout en étant favorable au désarmement, l’Ouest doit-il se consacrer au renforcement de sa défense militaire ».
Si cet effort de redressement n’est pas accompli, si la zone grise en Europe n’est pas mieux défendue ou mieux armée pour se défendre, l’Europe deviendra de facto une sorte de protectorat soviétique, estime Jean-François Revel dans L’Express du 21 avril 1979 (un numéro en grande partie consacré à la puissance actuelle des armées soviétiques) : « La politique de détente doit consister à relâcher les tensions pour éviter le protectorat et non pas à accepter le protectorat pour éviter les tensions… Depuis les accords d’Helsinki, les Européens se sont laissés glisser dans une disposition d’esprit selon laquelle la simple défense de leurs intérêts et l’exigence de la réciprocité constitueraient une attitude hostile à l’égard de l’URSS. Si les Européens avaient raisonné de cette manière il y a trente ans, ils auraient refusé le plan Marshall et le Pacte atlantique par peur de déplaire aux Soviétiques. On frémit en imaginant l’état dans lequel se trouverait aujourd’hui l’Europe s’il n’y avait eu ni plan Marshall, ni Pacte atlantique ».
Autrement dit, notre confrère ne veut pas que la politique de détente conduise à faire de l’Otan une coquille vide, pour reprendre une expression de Raymond Aron. Il ne faudrait tout de même pas, comme le font au passage certains commentateurs, juger que les négociations SALT ont précisément pour effet de vider la coquille. Qu’elles soient aux yeux de l’opinion un test de la détente, nul n’en doute mais n’oublions pas qu’en dépit de tous les écrêtements convenus entre Washington et Moscou leurs forces stratégiques dépassent depuis longtemps les simples nécessités de la défense : elles ont une surcapacité de destruction, un overkill, que n’érode en rien un accord SALT. La menace sur la zone grise provient du decoupling entre armes stratégiques et armements tactiques. D’où sans doute l’inquiétude de certains, d’où peut-être la discrétion avec laquelle a été célébré l’anniversaire de l’Otan. L’Alliance, observe Le Progrès de Lyon (6 avril 1979), végète sous la tutelle américaine. Ne serait-ce pas à l’Europe elle-même de réveiller le guetteur assoupi au créneau ? : « Il faut bien reconnaître que la Communauté européenne n’a jamais abordé avec franchise et résolution ce problème vital de sa propre défense. Et que l’équilibre des forces, garantie de la paix, penche sans cesse plutôt du côté de l’Est que vers l’Occident. La Chine fait office de contrepoids, peut-on répondre, mais une vue planétaire laisse aussi entrevoir, en Afrique et dans le Proche-Orient, d’autres facteurs d’interventions qui ne sont pas celles de l’Otan ni des démocraties libérales ».
Dès lors le général Robert Close estime que la défense commune de notre continent sera la priorité indiscutable pour le futur Parlement européen. Dans L’Aurore du 18 avril 1979, il prône une européanisation de l’Alliance : « La menace potentielle est plus considérable qu’il y a trente ans, lorsque l’Alliance atlantique a pris corps, parce que plus globale, plus diversifiée et plus insidieuse. Qu’en est-il des circonstances politiques ? Elles semblent plus favorables qu’il y a un quart de siècle lors de l’échec instituant une Communauté européenne de défense. Les guerres d’outre-mer sont terminées, le réarmement allemand est un fait acquis, la Grande-Bretagne fait désormais partie de la Communauté élargie… Il semble peu réaliste de croire que le Parlement européen pourrait, d’entrée de jeu, ressusciter une CED nouvelle manière. Mais on peut raisonnablement espérer qu’il s’attachera à promouvoir une européanisation de l’Alliance dans le sens d’une coopération sectorielle accrue des partenaires européens… Il reste à traiter d’une question fondamentale : la future assemblée élue aura-t-elle les pouvoirs nécessaires et surtout la volonté politique pour aborder de front les problèmes de la sécurité en Europe ? Si le rôle du Parlement européen s’affirme dans le domaine de la défense, cela conduira sans doute à la suppression à terme de l’Assemblée de l’Union de l’Europe occidentale et à la révision du Traité de Bruxelles. Les obstacles sont multiples mais l’autorité nouvelle dont sera crédité le futur Parlement par le fait de son élection au suffrage universel, la personnalité de ses représentants et l’importance de l’enjeu devraient lui permettre de les éliminer progressivement ».
Pour le général Close, il y va de la sauvegarde de ce qui fait notre raison d’être. Mais dans la mesure où une telle entreprise serait tentée elle susciterait autant d’engouement chez les uns que de réticences chez les autres, et pour l’heure personne n’a fixé le seuil à partir duquel il infléchirait son intransigeance. ♦