Sur mon chemin j’ai rencontré
Le chemin que Bernard Auffray a parcouru de 1932 à 1948 et qu’il nous décrit en un livre de souvenirs, d’analyses et de jugements, a connu trois étapes, définies par les grands événements de ce temps.
Avant la guerre. Bernard Auffray, issu d’une famille de tradition conservatrice, fut le collaborateur, le « fidèle mamelouk », a-t-on écrit, d’Émile Buré, le directeur de L’Ordre, fondé en 1929 sur le conseil de Clemenceau. Aussi nous peint-il, dans cette première partie, un milieu bien oublié aujourd’hui, celui de la presse d’opinion qui joua dans l’entre-deux-guerres un rôle dont aucun journal ne peut plus donner idée.
La guerre. Auffray la fit comme officier de réserve, d’abord sur le front de Lorraine, ensuite, pendant cinq ans. en captivité.
Peu de chose, en somme, a été écrit sur l’expérience extraordinaire que fut la vie en oflag. Beaucoup de ceux qui la connurent s’étaient promis de porter témoignage. Juste après la libération quelques livres parurent, hâtivement : mais bientôt nul n’osa plus parler des prisonniers de guerre tant leurs épreuves semblaient dérisoires à côté du sort épouvantable fait aux déportés. Mais les officiers qui vécurent ainsi en vase clos, s’ils ne souhaitaient pas se faire plaindre et s’ils ne prétendaient pas se faire admirer, auraient aimé que l’on sût ce qu’avait été cette existence.
Point méprisés, brimés, massacrés comme les déportés, point astreints, comme les hommes de troupe, au travail, pénible souvent, mais souvent aussi ouvreur d’horizons, les pensionnaires des oflags étaient des prisonniers à l’état pur. Assure du strict minimum vital, au sein d’une société figée (sans femme, sans enfant, sans vieillard, sans naissance, presque sans mort), privé de motivation matérielle dans un monde sans argent et sans promotion, l’officier prisonnier connaissait, dans un décor sinistre et des conditions de vie misérables, une totale liberté pourvu qu’il l’exerçât sans esclandre et dans les limites de l’enclos qui formait son univers.
Savoir ce qu’il en fit est toute la question. Comment la horde hagarde de juin 1940 devint une société élaborée, hiérarchisée, pourvue de multiples organes et, lorsque la Libération y mit fin, presque déjà engluée dans une routine quasi administrative, mériterait d’être analysé de façon systématique. Si un tel livre reste à écrire, celui de Bernard Auffray donne une image très exacte de l’atmosphère et de la vie des camps où il fut. On sera frappé par l’abondance des hommes de qualité qu’il y trouve (plusieurs sont aujourd’hui célèbres) et dont il nous donne des portraits très vivants. Il a raison d’insister sur la personnalité de ceux qui firent quelque chose dans ce milieu où il était normal de ne rien faire. Quel lest significatif, en effet ! Au départ de l’expérience, il y avait égalité complète dans le dénuement : à l’arrivée on trouva quelques hommes débordés d’occupations et de rendez-vous, beaucoup d’autres qui suivaient leurs entreprises tirant profit intellectuel et moral de leurs initiatives et un certain nombre qui se levaient chaque matin en disant : « Vivement ce soir qu’on se couche ! »… Comme dans un laboratoire où l’on reproduit à l’accéléré un phénomène naturel, on vit en cinq ans dans les oflags naître, croître, s’installer une société.
Après la guerre. Bernard Auffray fit une autre sorte d’expérience : celle de la haute administration à l’époque exaltante, agitée et confuse des lendemains de la libération. La peinture qu’il nous donne des milieux politiques dans les débuts de la IVe République montre un monde d’autant plus différent du nôtre que, chargé de créer l’Office national d’immigration, Auffray dépendait du ministère du Travail dont le titulaire fut un communiste. Nos jeunes générations apprendront peut-être avec surprise qu’en ce temps-là, trouver à l’étranger des travailleurs pour reconstruire la France était vital.
À travers ses attitudes, ses réactions, ses jugements c’est bien le même homme que nous voyons vivre dans ces trois milieux, ces trois époques, le long de ce chemin où il a tant rencontré… ♦