Le complexe atomique
Document considérable par le sujet traité, par la qualité de l’exposition, par l’inventaire exhaustif des problèmes soulevés au plan mondial qu’il présente, par l’intelligence et la compétence de l’auteur, Le complexe atomique ne pouvait être valablement écrit en France que par Bertrand Goldschmidt. Jeune et brillant chimiste, collaborateur de Joliot dès 1934, associé ainsi aux premiers balbutiements de la désintégration atomique, il n’a cessé depuis, en effet, de demeurer au cœur, ou à la tête, de l’aventure qu’elle allait engendrer.
Et son livre aurait pu aisément s’apparenter à une autobiographie si l’auteur l’avait agrémentée d’anecdotes et d’une galerie des portraits de ces immenses savants, très souvent Prix Nobel, qu’il a fréquentés, de ces politiciens de haut vol avec qui il a collaboré pour faire jouer à l’atome son rôle révolutionnaire dans notre civilisation industrielle… et mis en évidence avec moins de modestie la place qu’il a tenue lui-même dans cette saga.
Le titre le souligne, le sujet est d’une complexité extrême. Même allégée de son écrasante composante scientifique, l’« Histoire politique de l’énergie nucléaire », imbrique si étroitement le civil et le militaire, le technique et le politique, l’économique et le social, le national et l’international qu’un non-initié s’y égarerait sans le secours d’un guide. Elle se développe en d’innombrables méandres, se précipite en cascades de découvertes, d’explosions ou de réalisations pacifiques, puis revient à un rythme traînant marqué d’innombrables palabres internationaux où les intérêts égoïstes des nations gouvernent toujours la défense des thèses les plus idéalistes ou les plus apparemment désintéressées.
Exigence de clarté, le livre se divise en deux parties : « L’explosion », histoire de l’atome militarisé, et « La combustion », histoire de l’atome civilisé ; deux développements parallèles dont les chronologies se superposent et qui n’ont cessé de réagir l’un sur l’autre. Bombe A, puis H, à tête simple, puis multiple, miniaturisée et durcie, l’équilibre de la terreur est son fruit et sa non-prolifération le souci majeur des superpuissances. Qui parvient à la détenir entre dans un club très fermé, dont il ne tarde pas d’ailleurs à essayer de bloquer à son tour la porte derrière lui. Mais tous les exclus ne sont pas consentants, ceux surtout qui ont le sentiment d’avoir les ressources et les capacités nécessaires, et l’histoire de la Bombe ne s’est pas arrêtée vers la signature du TNP (Traité de non-prolifération) en 1968.
La « pile », qui sans la guerre eût sans doute pris le pas sur la bombe, ne s’affirma comme le recours suprême contre l’épuisement prévisible des ressources fossiles familières que 10 ans plus tard. Dès le départ, elle déclenche une lutte rude et subtile, à la fois industrielle, commerciale et politique, sur trois fronts à la fois : celui des ressources en minerais, celui des filières techniques, celui enfin du contrôle du combustible nucléaire et de son retraitement. Plutonigène, en effet, le réacteur civil pourrait conduire à la bombe ; il est donc marqué du péché originel, et le cycle de son combustible sera condamné à la plus étroite et à la plus internationale des surveillances. Et lorsqu’on peut penser qu’un équilibre raisonnable va s’établir sur ces trois fronts, un quatrième s’ouvre dans notre monde occidental : le front « écologique ». Il représente une menace pour notre avenir énergétique ; il convient de le contrôler. L’auteur, au passage, fait un sort aux inexactitudes, sinon aux sornettes, avancées par les forcenés de l’antinucléaire.
Certes la compétition permanente pour la suprématie mondiale sur tous les fronts entre les États-Unis et l’URSS (Union soviétique) – et plus particulièrement sur le plan militaire – domine ces 40 ans d’histoire et dominera encore les décennies à venir. Mais un bon fil d’Ariane pour se retrouver dans cette Comédie Humaine si riche d’erreurs et d’échecs, de contradictions et d’accords violés sans vergogne, nous parait en fin de compte la trace qu’elle a laissée dans les relations internationales : AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique, 1956), TNP (1968), Euratom (Communauté européenne de l’énergie atomique, 1957), SALT I (Traité de limitation des armes stratégiques, 1972). Le témoignage de M. Goldschmidt, élu cette année même président du Conseil des gouverneurs de l’Agence internationale, est là surtout le plus fidèle et le plus complet que l’on puisse souhaiter.
Un sentiment réconfortant corrige, pour nous Français, ce que le spectacle d’ensemble peut avoir de décourageant : il naît de la fermeté et de la continuité qui ont, dès la fin de la guerre mondiale, caractérisé la politique de la France dans tous les domaines de la révolution nucléaire, et qui lui permettent d’être aujourd’hui, à cet égard, dans le peloton de tête des grandes puissances.
Rendons enfin grâce à l’auteur d’être toujours lisible dans une matière ingrate, et clair dans ses enchaînements, d’user opportunément d’un humour élégant et rarement corrosif, d’offrir un ton de sincérité et d’objectivité qui apportera à son œuvre, véritable document de référence, le crédit total qu’il mérite. ♦