L’Algérie des Algériens vingt ans après
De ce livre riche et sérieux plusieurs lectures sont possibles. C’est d’abord un précieux ouvrage documentaire. Paul Balta est un incontestable spécialiste du Proche-Orient, du Maghreb (dont il dirige la rubrique au Monde) et de l’Algérie. Au-delà des opinions, les contacts directs qu’il entretient avec les dirigeants algériens font de son livre un témoignage de première main.
L’ouvrage est ensuite ce que son titre promet : 20 ans après la méchante guerre, le réveil des passions non éteintes, par une présentation algéro-centriste de la construction d’un jeune État socialiste. Nul doute que l’évocation très sommaire de l’œuvre française antérieure, le rappel des combats, le silence fait sur le drame des Français d’Algérie ne ferment certains esprits à une lecture sereine. Inversement, cette vision retournée – est-ce pour la souligner qu’on a décoré la jaquette d’une graphie arabe en miroir ? – sera profitable à ceux qui voudront bien s’y prêter.
C’est enfin un livre qui tombe bien. D’une part, l’observation d’une construction socialiste très cohérente et déjà « vieille » de 20 ans ne manque pas de piquant, alors que la France vient de se lancer dans une expérience certes plus mesurée mais qui procède des mêmes principes. D’autre part, la personnalité du président Chadli Bendjedid, plus pragmatique que son prédécesseur, plus religieux et moins idéologue, fait espérer quelques infléchissements bénéfiques de la politique rigide menée jusqu’alors, et dont les pesanteurs sont de plus en plus sensibles à une population qui évolue rapidement, aux plans démographique, culturel et religieux.
La première partie, consacrée aux institutions, et la seconde, qui traite de l’économie, constituent la documentation la plus précise. Comme le souligne l’avant-propos, l’Algérie a poussé à l’extrême la « conceptualisation » de ses orientations… ce qu’en termes moins gentils on pourrait appeler esprit de système. La Charte nationale, base de l’édifice institutionnel, est un manifeste idéologique, lançant le pays dans le grand-œuvre socialiste, option « irréversible ». Si ces expressions n’ont encore dans leurs nouvelles floraisons françaises que valeur d’incantation, elles recouvrent en Algérie des réalités pures et dures : socialisation des moyens de production bien sûr, mais aussi éviction des « possédants » des responsabilités et de l’éligibilité, restrictions aux libertés, contribution exemplaire de l’Armée au combat politique. Le FLN (Front de libération nationale), parti unique, est structuré selon le modèle soviétique du centralisme démocratique – ce qu’a bien reconnu M. François Mitterrand invitant au déjeuner de la victoire M. Mohammed Chérif Messaadia, secrétaire du Comité central. Le syndicat, également unique, est fermement associé au pouvoir, syndicat-godillot aux antipodes de Solidarité : il a cessé d’être « un instrument de lutte contre un État exploiteur pour devenir partie intégrante du pouvoir dans le cadre d’un État socialiste au service des travailleurs et des paysans » (Charte nationale).
Même choix à la soviétique pour la planification de l’économie, mise en route avec l’aide de techniciens du Gosplan (organisme d'État soviétique chargé de définir et de planifier les objectifs économiques à atteindre) et privilégiant l’industrie lourde. Mêmes échecs aussi, ou mêmes imperfections dans la satisfaction des besoins de consommation, le faible rendement du secteur public tenu à une sur-embauche et surtout la production agricole. Cependant la politique industrielle, pour forcée qu’elle soit, a bénéficié des gros revenus du pétrole – justement nationalisé, il est temps de le reconnaître – et contribué à porter l’Algérie à un rang honorable dans le classement des PNB globaux, aux côtés de la Yougoslavie et de la Turquie. Il est à craindre que le niveau de vie de l’ouvrier et du fellah ne reflète pas exactement ce succès, et il est sûr que les besoins alimentaires ne sont satisfaits que par des importations massives, « en fabuleux accroissement ».
La politique extérieure de l’Algérie a fait preuve, au cours de la dernière décade, d’un dynamisme, d’une souplesse et d’une intelligence fort efficaces, « diplomatie de maquisards » appliquée avec constance à un dialogue Sud-Nord sans concession et à un tiers-mondisme de combat. « Tête pensante de l’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole) », gîte d’étape et de formation des révolutionnaires de tous horizons, elle mène – non sans susciter quelque inquiétude dans les rangs des suiveurs – la lutte pour la pleine disposition des richesses nationales, la croisade pour un nouvel ordre international, et l’aide inconditionnelle aux guerres dites de libération. Sur ce dernier point on regrettera que Paul Balta n’ait pas, à propos du Polisario, assorti son excellent relevé des péripéties diplomatiques d’une analyse de fond de ce très artificiel problème.
La vie sociale et culturelle est sans doute le lieu privilégié des indices d’insatisfaction. Les migrants ne pèsent pas que sur la France, mais aussi sur leur propre pays : ils y importent des éléments de comparaison et leurs nouveaux besoins de petits consommateurs français. Le malaise berbère s’est brutalement manifesté en avril 1980. L’islam enfin interpelle le pouvoir socialiste. Houari Boumediene était nettement laïcisant. Au second Sommet islamique il avait fait un petit scandale en déclarant : « les hommes ne veulent pas aller au paradis le ventre creux ». Or le renouveau de l’islam militant est, en Algérie comme ailleurs, en marche depuis quelques années : vêtements traditionnels arborés par de jeunes femmes, mosquées sauvages, prières d’atelier, prières de rues le vendredi, bagarres confessionnelles entre étudiants, projet de code de la famille d’inspiration très traditionnelle (projet retiré in extremis devant l’indignation de la majorité féminine), autant de signes qui sont à la frontière du réformisme et de l’intégrisme, mais qui témoignent du désir de combler un vide spirituel. Sans trop s’aventurer, on pourrait faire un utile parallèle entre l’islam russe et l’islam algérien, tous deux confrontés au « socialisme ». On décèlerait dans l’un et l’autre cas la prééminence et la permanence d’un islam essentiel sur les avatars superficiels du marxo-socialisme.
Le nouveau président Chadli Bendjedid est arrivé à son heure. Il est plus libre que son prédécesseur, et d’esprit et d’héritage, pour comprendre, admettre et traiter les aspirations d’un peuple que le système révolutionnaire, dans son austérité laïque, commence à lasser. Le pragmatique Chadli, selon les qualificatifs de l’auteur, succède au sentimental Ben Bella et à l’idéologue Boumediene. Souhaitons-lui fraternellement bonne chance. ♦