Défense en France - Perspectives de rigueur pour les armées
La récente dévaluation du franc ne sera évidemment pas sans conséquences sur le pouvoir d’achat des armées. Le renchérissement de l’énergie et des matières premières importées atteindra les fabrications d’armement, celui des carburants freinera les « activités » des forces. Le blocage des prix et des salaires n’aura qu’un temps, et il est à craindre qu’à l’automne prochain leur ascension ne reprenne. Dans cet environnement, la relance des exportations ne sera bénéfique à nos ventes d’armes que si nos prix restent compétitifs et si les séries produites sont suffisamment significatives pour abaisser les coûts, ce qui est, hélas, douteux si nos armées ne peuvent elles-mêmes donner l’exemple des commandes.
Ces inquiétudes ne nous sont pas propres mais habitent actuellement nombre de ceux qui, à des degrés divers, exercent une responsabilité en matière de Défense et qui sont soucieux de savoir quelles ressources va leur allouer le prochain budget et quel « format », pour reprendre l’expression de M. Charles Hernu, ministre de la Défense, la future Loi de planification 1984-1988, dont le projet doit être soumis au Parlement en 1983, adoptera pour nos armées.
Assistant, le 3 mai 1982 à Mourmelon, à une présentation de nos forces terrestres et à une démonstration de leur puissance de feu, le Premier ministre, M. Pierre Mauroy, interrogé par Jacques Isnard du journal Le Monde, avait réaffirmé sa volonté de respecter l’engagement qu’il avait pris de porter le budget de la Défense à 3,94 % du produit intérieur brut marchand en 1983. Sa réponse laissait toutefois planer un doute : « Je vous donne rendez-vous, disait-il, au vote du prochain budget. Je suis en train de le préparer et je n’oublie pas ce que j’ai dit. J’espère par conséquent pouvoir vous le confirmer… ».
Début juin, M. Charles Hernu, réunissant les plus hautes autorités militaires de la Défense, chefs d’état-major, inspecteurs généraux, commandants de région, etc., leur tenait un langage sans équivoque. Après s’être félicité du consensus existant dans l’opinion publique et les formations politiques sur les principes fondamentaux de notre défense, et après avoir fait appel à la discipline des chefs militaires pour promouvoir le changement dans les armées, en modifiant le style des relations hiérarchiques et le contenu du service national dans le sens d’une meilleure efficacité et d’une plus grande fraternité, le ministre poursuivait en ces termes : « Enfin, je veux aborder le point essentiel de l’avenir de nos armées. Il va se dessiner à travers le budget de 1983, puis à travers la Loi de planification 1984-1988. S’il est trop tôt pour dire ce que seront dans le détail ce budget et cette Loi, il est possible dès maintenant de savoir quelle sera notre règle d’action dans les années à venir. La situation économique mondiale impose à notre pays un effort extraordinaire de rigueur pour sortir de la crise où il a été plongé depuis 7 ans. Tous devront prendre part à cet effort et, comme c’est normal, la Défense ne saurait y échapper. Cela ne serait d’ailleurs pas souhaitable… Comme vous le constatez, c’est à un effort d’une particulière rigueur que je vous convie. »
Mais même si l’engagement maintes fois répété d’accorder à la Défense 3,94 % du PIBm en 1983 – un taux qui, selon les promesses du gouvernement précédent, aurait déjà dû être atteint fin 1982 – de toute façon, en raison de la faible croissance du PNB et de la volonté affichée par le gouvernement de limiter le déficit budgétaire, il ne pourra s’agir que d’une part en faible augmentation sur celle de 1982, une augmentation qui risque en tout cas d’être insuffisante pour compenser la montée des prix, même contenue pendant quelques mois.
D’une façon ou d’une autre, les armées vont donc très probablement devoir faire un effort d’austérité. Reste à savoir sur quels types de dépenses et sur quels programmes il sera possible de le porter.
Avant de hasarder à ce sujet quelques conjectures, une remarque s’impose : s’il est une catégorie de serviteurs trop disciplinés et trop imprégnés du sens du service d’État pour marchander jamais son effort de solidarité, ce sont bien les militaires.
Les rémunérations et charges sociales (RCS) de la Défense, toutes catégories confondues, militaires et civils, se montent à 44 MMF (milliards de francs) sur un total de 122,855 MMF (soit 36 %) des crédits de paiement de ce département : les RCS représentent 46 % du budget de l’Armée de terre et 76,4 % de celui de la Gendarmerie. Les seules soldes des officiers et sous-officiers d’active se montent, en 1982, à 28,128 MMF, dont 22,640 MMF pour les sous-officiers.
Quant au « prêt » des 262 000 appelés, il n’intervient dans ces RCS que pour 1,3 MMF. La conscription est bien le système d’effectifs le moins onéreux qui soit. Des économies sur ce poste seraient aussi dérisoires que malencontreuses.
Outre les RCS, le Titre III (crédits de fonctionnement) comprend également les dépenses de vie courante et une partie de celles relatives aux activités et à la constitution de stocks opérationnels. Or, sur la vie courante, on ne peut guère espérer d’économies. Rentrent en effet dans cette classe de coûts : 1° ce qu’on appelle « l’entretien programmé des personnels », c’est-à-dire l’habillement, le campement, le couchage et l’ameublement ; 2° l’alimentation ; 3° le fonctionnement, c’est-à-dire la vie courante des personnels des unités et des services, l’entretien locatif de l’infrastructure, les frais de déplacement et de transport non-opérationnel, l’entretien des matériels courants, les moyens d’instruction. Toutes ces dépenses sont directement fonction des effectifs et quasi incompressibles.
La part de ces dépenses de vie courante varie d’une armée à l’autre : elle est de 16 % du budget de l’Armée de terre et de 13 % dans la Gendarmerie, mais seulement de 8 % dans l’Armée de l’air et dans la Marine.
Restent alors les dépenses relatives aux activités et stocks opérationnels qui incluent aussi l’entretien programmé des matériels, les munitions et les carburants opérationnels. C’est sans doute ce dernier poste qui va être le plus sensible et causer le plus de soucis, notamment à l’Armée de l’air où les carburants opérationnels représentent, en 1982, 2,366 MMF, et à la Marine où ils se montent à près d’un milliard de francs, alors qu’ils en coûtent 0,78 MMF à l’Armée de terre, ce qui représente tout de même 10,50 % des dépenses de fonctionnement de cette armée. On voit mal comment on réduirait les activités aériennes qui assurent tout juste actuellement le minimum compatible avec la sécurité de 15 heures de vol par pilote (180 h par an par avion de combat) ; il ne peut s’agir non plus de réduire l’activité de la flotte et de l’aéronautique navale sans amoindrir la crédibilité de notre dissuasion, la sécurité des routes maritimes et des Dom-Tom (Départements et territoires d’outre-mer), et même le prestige de notre pavillon dans le monde. Comment réduire d’autre part l’activité des forces terrestres quand on réclame à cor et à cri un service national plus actif… ?
Faudra-t-il alors porter le fer sur le Titre V, c’est-à-dire sur les dépenses en capital qui, outre les munitions et les rechanges (9,6 % du budget) comprend les études (18,5 %), les fabrications (18,9 %) et l’infrastructure (3,9 %) ?
S’en prendre aux études, c’est hypothéquer l’avenir ou prendre du retard dans le développement des technologies de pointe. Est-ce concevable au moment où le chef de l’État et le gouvernement réaffirment leur volonté de sauvegarder et de moderniser l’appareil de notre dissuasion, colonne vertébrale de notre défense ? Alors que le sixième sous-marin nucléaire lanceur d’engins, L’Inflexible, vient d’être mis à l’eau et que les travaux préparatoires au septième, tête de file d’une génération nouvelle, sont entrepris selon la volonté du président de la République, on ne différera sans doute pas non plus le développement de la nouvelle composante nucléaire terrestre mobile, le missile X, mais retardera-t-on encore l’étude et le développement du vecteur tactique Hades destiné à remplacer le Pluton et qui a déjà subi un an de retard en raison du gel des crédits de l’arme nucléaire tactique en 1982 ?
Si l’on considère maintenant les matériels classiques en cours de développement, les victimes de l’austérité ne devraient sûrement pas être l’Atlantic G2 destiné à remplacer le modèle en service sur lequel le ministre de la Défense vient d’effectuer un vol, ou le Dassault Mirage 2000 RDI, dont la sortie n’a que trop tardé, ni le nouveau missile air-air Matra Super 530, pas plus que l’Air-sol moyenne portée (ASMP) et les nouveaux moteurs d’avions M53 et M88. Par contre, la pause qui a affecté en 1981 la progression des crédits de développement de l’Armée de terre risque de se prolonger en 1983, d’autant plus que le projet de coopération franco-allemande pour le nouvel « engin principal de combat » semble définitivement abandonné. Il nous faudra donc garder encore longtemps nos vieux chars AMX-30, dont la version améliorée AMX-30B2 sort au compte-gouttes… Encore heureux si nous voyons l’accomplissement, en 1983, de la Loi de programmation pour le canon de 155 mm AU-F1, les AMX-10RC et les véhicules tactiques, dont les commandes et les livraisons ont subi d’importants retards.
Enfin, il nous faudra sans doute aussi patienter pour ce qui est du rythme de modernisation de l’infrastructure des 3 armées.
Mais tout cela n’a rien de dramatique si l’austérité ne doit durer qu’un an. Si elle devait se prolonger, alors des choix déchirants devraient être faits… L’incertitude n’en demeure pas moins, et c’est ce qui rend inconfortable la position de nos planificateurs au moment où ils travaillent à la maquette de la Loi de 1984-1988 qui engagera l’avenir de nos armées pratiquement jusqu’à la fin du siècle. ♦