L’armée parle
Ce livre est assez inhabituel du fait de sa construction. Il est en effet surtout constitué de déclarations faites par différentes personnalités, ces déclarations étant assez longues (certaines font plusieurs pages) et reliées entre elles par un texte où les auteurs expriment leur manière de voir les armées, en particulier la société militaire dont l’étude couvre en fait plus de la moitié de l’ouvrage.
Les personnalités interrogées sont extrêmement diverses. Un certain nombre sont des officiers généraux en 2e section ayant occupé des postes des fonctions de haute responsabilité comme le général Méry, le général Buis ou l’amiral Schweitzer, des officiers en activité ou en retraite de tous âges et de tous grades, appartenant aux corps les plus variés, allant du général Lacaze au lieutenant de parachutistes. Il y a aussi des hommes politiques comme M. Charles Hernu, ministre de la Défense, et M. Jean-Pierre Chevènement, Ministre de la Recherche et de l’Industrie. Il y a même des économistes comme MM. Claude Lachaux et Laulan. Autrement dit, MM. Nicolas Martin et Marc Crépin ne font pas que faire parler l’armée, et ils parlent eux-mêmes beaucoup.
L’ouvrage forme ainsi un ensemble assez vivant mais qui n’est pas sans faire planer beaucoup d’ambiguïtés. Il fait penser à ces entrevues télévisées où l’on filme quelqu’un pendant une heure et demie pour finalement le faire passer 4 minutes sur le petit écran. La personne filmée retrouve ses déclarations telles qu’elle les a prononcées mais il arrive que celles-ci, sorties de leur contexte, sont placées de telle façon qu’elles prennent un tout autre sens que celui qui était dans l’esprit de l’interviewé. J’ai peur de retrouver ici le même procédé. Chaque personne interrogée retrouve ses paroles sans qu’elles soient apparemment déformées mais elles viennent appuyer des thèses qui sont quelquefois strictement opposées à celles qui étaient soutenues dans la discussion où elles ont été prises.
M. Nicolas Martin est en particulier très marqué par un livre écrit par un officier britannique devenu psychologue, M. Norman Dixon, sur l’incompétence militaire (On the Psychology of Military Incompetence, 1979, Futura publications). Ce livre est plein de récits qui se rapportent à une armée britannique où existait encore la vénalité des grades et à l’armée improvisée par Kitchener, ministre de la Guerre, en 1914. Mes propos rapportés page 95 voulaient justement relever les difficultés que rencontrent toute improvisation de ce genre, que ce soit les armées de la Loire en 1870, les armées britanniques de 1918 et de 1940, les armées américaines de 1918 et de 1942. Ces difficultés sont propres à une situation historique bien déterminée ou à l’histoire et au caractère anglo-saxon. Ce ne sont pas des constantes inhérentes au métier militaire. Cet exemple est particulièrement frappant car mes propos cités dans le livre semblent justifier certaines des idées de Dixon auxquelles je voulais justement m’opposer. Chose plus grave, des extraits d’articles sont utilisés sans faire référence aux revues où ces articles ont paru. Leurs auteurs paraissent ainsi avoir donné un témoignage personnel à MM. Nicolas Martin et Marc Crépin alors qu’ils n’ont jamais été contactés directement.
Ce livre est donc intéressant mais il est à lire avec précaution en considérant que les personnalités interrogées, qui n’ont pas pu vérifier l’usage que l’on faisait de leurs déclarations, ne partagent pas forcément les idées qui sont exprimées par les auteurs et que leurs déclarations paraissent soutenir. ♦