Les débats
Introduction
Après les interventions de l’ingénieur général Ballade, du général Gallois et de Monsieur Fradin, les invités à la réunion se sont livrés à un certain nombre de commentaires ou ont posé un certain nombre de questions aux trois orateurs qui leur ont répondu dans la mesure où chacun d’eux se sentait concerné.
Nous avons fait la synthèse de ces commentaires, questions et réponses en distinguant trois sujets de préoccupation : le premier concernant l’aspect doctrinal de la défense, le deuxième l’aspect psychologique, le dernier l’aspect financier. Cette division est bien évidemment assez arbitraire car ces trois aspects réagissent bien souvent les uns sur les autres. Nous y avons ajouté une courte communication de l’amiral Duval intitulée : « La défense civile : pourquoi faire ? » qui réunit un certain nombre d’objections.
Ajoutons que l’ensemble de ces débats et de cette communication est le reflet d’opinions très diverses, souvent opposées, qui n’engagent que leurs auteurs. Elles ne constituent pour nous que matière à réflexion sur un sujet controversé mais jusqu’ici assez peu abordé.
L’aspect doctrinal
• Aussi bien les Américains que les Soviétiques ont conservé d’anciennes armes nucléaires. Il n’apparaît pas que le SS-20 ait supprimé la présence de quelques centaines de SS-4 et de SS-5. S’il y a des missiles de croisière et des missiles balistiques antiforces très précis, il y a aussi, du côté américain, des armes d’autre nature. Les armes classiques augmentent sans cesse de puissance et il faut aussi pouvoir s’en protéger. Il y a également les armes chimiques, même si leur emploi n’est pas probable à un tel niveau et à un tel degré.
L’aspect doctrinal dépasse donc les doctrines du nucléaire pur. Ne tombons pas dans l’excès qui consisterait à prouver qu’il n’y aurait plus aucun danger pour les populations.
• L’ancienne argumentation qui voyait dans la protection des populations un affaiblissement de la dissuasion est encore valable. Il paraît indubitable que le concept de la défense civile est contradictoire avec le concept de la dissuasion et avec sa psychologie fondamentale. Il admet en effet l’emploi de l’arme nucléaire et il la banalise. Pour autant qu’il soit efficace il créerait une dissymétrie dans les vulnérabilités et encouragerait l’emploi. Il développe donc la peur qui est la menace la plus grave contre l’esprit de défense, et le facteur déterminant du neutralisme. La défense civile ne peut donc être considérée comme étant complémentaire de la dissuasion.
• Un problème paraît mal résolu : celui du desserrement des populations. On imagine bien que l’on puisse desserrer la population de Brest, celle de Montpellier ou celle de Clermont-Ferrand. En revanche on se trouverait devant des difficultés insurmontables pour des grandes villes ou la région parisienne. Il en résulte que l’on ne voit pas très bien quelle situation diplomatique pourrait conduire les responsables à décider un tel desserrement au risque d’interrompre totalement l’activité économique du pays. De plus, pendant la durée de l’opération, il y aurait une paralysie qui rendrait extrêmement difficile l’exercice de l’autorité.
Il semble donc que la solution des abris soit de loin la meilleure, non qu’elle soit efficace en cas de frappe directe mais ces abris auraient pour effet d’éviter tout mouvement de panique et d’évacuation des populations. Il ne s’agit donc pas tellement de se protéger, bien que ce soit important, mais de stabiliser les populations, de les rassurer, ce qui n’élimine pas le problème le plus immédiat, celui du coût.
• On a parlé aussi bien de défense civile que de protection civile. Or il faut être très clair dans les termes. L’ordonnance de janvier 1959 sur la défense a été la première à reconnaître que la défense d’un pays comme le nôtre était une affaire globale et a distingué la défense militaire, la défense civile et la défense économique. La défense civile recouvre plusieurs choses et pas seulement la protection des populations. Elle recouvre aussi la sauvegarde, la mise à l’abri de tous les organes nécessaires à l’exercice du pouvoir, d’un certain nombre de points ou de secteurs vitaux (EDF, SNCF, etc.). Si on parle de manière à protéger les installations vitales et permettre que la vie puisse continuer dans le pays.
C’est un tout autre problème qui ne peut être confié uniquement aux armées. Dans toutes les organisations comme l’EDF, la SNCF, les aéroports, il existe une liste de personnes qui y travaillent normalement, qui sont officiers de réserve ou qui ont effectué leur service militaire. Pourquoi n’effectue-t-on pas des affectations de défense dans ces organismes ? Il existe un organe responsable, le SGDN, mais c’est un problème général qui intéresse tout le territoire et le fonctionnement de toute la vie du pays. Il est prioritaire par rapport à celui de la protection civile et constitue une faille dangereuse dans notre système de défense.
• Les affectations de défense sont une affaire qui marche admirablement et des contrôles sont faits régulièrement dans toutes les entreprises. À la SNCF tout le monde est en affectation collective de défense.
• Il ne suffit pas de faire des affectations collectives de défense, il faut aussi une organisation interne.
• Il y a des plans particuliers de protection dans lesquels il est prévu que le personnel de chaque installation assure lui-même un certain nombre d’actions de protection. Il est cependant certain que tout n’est pas vu en détail et que les gens ne savent pas toujours contre quel danger ils doivent se prémunir.
• Il y a en France un grand nombre de réservistes que l’on n’utilise pas. Ils ne demandent pourtant qu’à servir et on pourrait les employer à la protection civile si les armées ne les prennent pas.
• Le seul avantage de cette controverse est d’aider à prendre conscience de la nécessité de mesures préventives contre les catastrophes mais pas contre la guerre nucléaire. Contre cette dernière il n’y a que la dissuasion. Les solutions étrangères, que ce soit celles de la Chine ou de l’Union soviétique, ne sont rien d’autre qu’un encadrement de la population pour la mobiliser politiquement. Pour l’URSS et les États-Unis, la protection s’opère essentiellement par la dispersion et non par la construction d’abris, mis à part ceux qui sont destinés aux centres de décision qui, eux, font partie de la dissuasion. La Suisse n’a pas à choisir entre des abris et la dissuasion, alors que nous avons ce choix à faire en raison de notre stratégie et du prix à payer.
• Les explosions d’Hiroshima et de Nagasaki ont eu lieu entre 450 et 500 mètres d’altitude avec des engins d’environ 20 kilotonnes. Nos abris assurent une protection contre 20 kilotonnes à 450 mètres. Cela veut dire que, s’il y avait eu des abris de classe I à Hiroshima et à Nagasaki, il n’y aurait pas eu de victimes. C’est un fait important à mentionner, bien qu’il soit évident que tout le monde ne se trouve pas dans les abris quand il y a une attaque aérienne. Même si on ne sauve que vingt pour cent de la population, la chose en vaut la peine.
• Il apparaît que quelques éléments doivent être pris en compte par ceux qui s’occupent de la protection des populations. Ils sont en effet décisifs et ont été jusqu’ici passés sous silence.
Le premier est que la Terre tourne de l’ouest vers l’est. En deuxième lieu, nous n’avons pas, sur notre territoire, un millier de silos comme les Américains ou deux mille comme les Soviétiques. Troisièmement la France n’a pas d’ennemis à l’Ouest. Il faudrait étudier ce que serait le résultat d’une attaque sur le plateau d’Albion ou sur l’île Longue. On s’apercevrait que les contours de radioactivité à 500 rems s’allongent dans un cas sur 200 kilomètres, dans l’autre sur 300 et intéressent des régions à peu près dépeuplées pour le plateau d’Albion et pour une grande partie en mer pour l’île Longue. La zone critique est donc extrêmement limitée.
L’aspect psychologique
• On a souligné à juste titre que jusqu’ici ce genre de problème a été traité sous le sceau du secret. L’opinion publique s’en est cependant souciée, mais on s’est alors dit qu’il fallait donner une information à un moment opportun et d’une manière telle que l’on n’aille pas à rencontre du but poursuivi. En d’autres termes il faut éviter d’affoler les populations. C’est un problème très réel qu’il ne faut pas occulter, et l’on comprend que les autorités civiles ont pu, au moins dans certaines circonstances, montrer beaucoup d’hésitations à lancer l’affaire sur la place publique. Ainsi s’explique que le sujet soit resté sous le timbre confidentiel.
Il n’est pas très sûr qu’à l’heure actuelle le moment soit vraiment favorable pour franchir le pas. Le sentiment qui règne en France et en Europe est plutôt celui de la peur.
• Il est pourtant certain que, dans le camp de ceux qui sont partisans d’une information, on retrouve des gens qui ont vécu à Londres pendant la guerre. Ils ont constaté que les Britanniques n’auraient pas gagné la guerre s’ils n’avaient pas eu un moral extraordinaire qui a été favorisé par la politique des abris qu’ils ont menée jusqu’au bout, ce qui leur a permis de faire face à la menace des V-1 et des V-2. Pour les Allemands, il y a eu le même phénomène. Les populations ont tenu parce qu’elles avaient des abris. On ne peut pas demander à une population d’avoir un moral de fer quand elle n’est pas protégée.
• Il est clair qu’une bonne information est la mesure la plus efficace. Mais il y a une difficulté majeure : comment diffuser cette information en évitant que les gens s’imaginent que la guerre est pour demain ? Le problème n’a pas été encore résolu de façon satisfaisante.
• Au mois de décembre, il y a eu une émission de télévision avec le général Gallois qui a traité en particulier de la protection civile. Cette émission a eu une bonne audience et ne semble pas avoir soulevé de mouvement de panique dans l’opinion française.
• On a parlé de la résistance des Anglais et des Allemands pendant la dernière guerre. On oublie que, dans le même temps, si la France n’a éprouvé que peu de pertes dans sa population civile, malgré les bombardements qu’a subis son territoire, cela tient à ce qu’avant-guerre on avait mis en place une organisation de défense passive qui était appropriée aux risques de l’époque. Cette organisation n’a pas été détruite par l’occupation. Certains des textes qui la réglementaient paraissent être encore appliqués pour les normes de construction des immeubles urbains qui doivent prévoir leur propre chute.
C’est probablement un point de départ. L’une des conditions préalables à une politique de défense civile est très probablement d’adapter les normes de construction aux nécessités de la défense civile moderne. Par exemple les régions Rhône-Alpes, Provence-Côte d’Azur sont menacées par le risque sismique et la population a réclamé que l’on impose en matière de construction un certain nombre de règles antisismiques. Cela n’a pas provoqué pour autant de panique et n’a pas éloigné les Français de la Côte d’Azur. Le problème de la défense civile doit être pris de la même façon comme un prix à payer contre un risque dont nous ne sommes pas les auteurs mais dont nous pouvons être les victimes. Il faut admettre le principe d’une assurance préalable, et l’assurance n’est chère qu’avant l’accident.
• On parle d’affolement, mais n’est-il pas préférable que cet affolement ait lieu en temps normal plutôt qu’en temps de crise, quand les choses vont mal ? La loi de 1938 est toujours applicable et doit seulement être adaptée, dans ses décrets d’application, aux nouvelles formes de menace aérienne mais on a considéré jusqu’ici qu’il n’y avait pas lieu d’assurer une protection contre l’arme nucléaire.
• Il faut se garder de faire des analogies avec le passé. On a comparé l’efficacité des abris en Angleterre et en Allemagne avec celle des abris contre les armes nucléaires. Il n’y a en fait aucun rapport entre les deux catégories. Les guerres passées ont été des guerres d’usure lente où la population civile a subi un long processus d’adaptation à une menace répétée quotidiennement pendant quatre ans. Ce n’est pas du tout ce qui se passerait dans un conflit nucléaire.
Problèmes financiers
• Il est très inquiétant de voir M. Fradin dire que seul le ministre de la Défense soutient actuellement la cause de la défense civile. S’il part ainsi en éclaireur, il risque de devoir payer. Or ce serait une erreur fondamentale de s’imaginer que la défense civile peut être supportée par le ministère de la Défense. Les armées ont déjà assez de mal à obtenir suffisamment de crédits pour réaliser les capacités minimales que requiert notre stratégie. Ne risquons pas de leur en retirer pour une hypothétique défense civile.
• La défense civile, ou la protection civile des populations, ne doit pas être une tâche du ministère de la Défense. Ce doit être une tâche de l’ensemble de l’administration civile et des collectivités locales. C’est du ressort essentiellement du Premier ministre, chef de toutes les administrations de l’État.
• La construction d’abris entraînerait des dépenses insupportables que l’on estime à deux ou trois pour cent de notre PNB. Il faudrait donc sacrifier soit la défense soit le social. Cette construction favorise les lobbies de ceux qui sont intéressés à cette construction, ainsi qu’une lutte des classes entre les protégés et les exclus.
• Il ne doit pas y avoir d’inquiétude sur la prise en charge de la défense civile par le ministère de la Défense. D’un autre côté le bilan économique est positif. L’université de Bordeaux est en train d’effectuer un travail économétrique sur le sujet. ♦