L’espace vital
L’auteur du fameux Paris et le désert français, qui fut dans l’après-guerre le révélateur des profondes disparités régionales existant en France livre ici une somme bien utile sur l’aménagement de l’espace.
De fait, si « habiter est le trait fondamental de l’homme » comme l’a rappelé Heidegger, l’idée d’une occupation rationnelle et ordonnée du territoire est relativement nouvelle. Elle est apparue, à la fin des années 1930 dans l’Angleterre défigurée par les « pays noirs », lorsque furent préconisées les premières mesures de décentralisation et la 1re idée d’un aménagement régional global.
C’est pour faire la genèse de cette activité nouvelle que Jean-François Gravier effectue une longue et passionnante investigation historique dans les rapports qu’ont toujours entretenu l’homme et son environnement. De la « révolution néopolithique » terme forgé par l’archéologue australien Vere Gordon Childe, ce tournant décisif de l’humanité qui a vu sa sédentarisation, il y a quelque 7 000 à 8 000 ans, à la conquête spatiale, le parcours est passionnant et combien instructif.
Efforts précoces d’irrigation (5 000 – 4 000 avant J.-C.) en Mésopotamie, érection de Jéricho « plus vieille ville du monde », constitution du 1er Empire mondial, la Perse, grâce à l’intervention géniale des ganats, sorte de galeries drainantes souterraines développées jusqu’à nos jours, ont constitué les premières réalisations de cette société urbaine qui a permis l’épanouissement de notre civilisation. Les Grecs en créant et multipliant les agoras, n’ont pas seulement créé un cadre propice à la démocratie directe ils ont surtout donné la clé de la civilisation urbaine. Rome apporta le sens de l’ordre, de la construction et de la hiérarchie. Les Romains démontrent un véritable génie géographique dans le choix des emplacements urbains : Narbonne et Lyon en sont des exemples. Après la chute de l’Empire succède une longue période d’attente. C’est plus tard qu’apparaîtra l’« âge éotechnique » (Lewis Mumford, historien américain) celui d’avant les techniques qui est avant tout un « complexe de l’eau et du bois », une civilisation du moulin et de la forêt. Ainsi le Moyen-Âge peut fonder son expansion sur des richesses nettement plus diverses et plus considérables que celles de l’Antiquité. Mais c’est le passage de cette matière vivante qu’est le bois aux matières inertes que sont le charbon et le minerai de fer qui apparaît proprement révolutionnaire. L’âge paléo technique commence. Aux énergies décentralisées (hydraulique, éolienne) succèdent de formidables concentrations fondées sur la trilogie fer-houille-vapeur. Tout concourt à rassembler la vie industrielle et commerciale dans quelques secteurs (« conurbations » ou « pays noirs »). L’Angleterre est le chef de file incontesté de cette révolution. Lui succède au XXe siècle la phase néo-technique basée par un complexe infiniment plus riche de l’électricité, du pétrole et des alliages métalliques ou chimiques.
Au début des années 1970, avant le choc pétrolier l’essor consécutif de l’énergie nucléaire et l’avènement de la micro-informatique, Jean-François Gravier distingue 6 traits essentiels de ces mutations néo-techniques : diversification des ressources, décentralisation du potentiel industriel, mobilité de l’énergie et des matières premières, dissociation fréquente entre la taille et le rendement, diffusion des communications et liberté géographique des activités. Et s’il est un pays qui incarne à lui tout seul le processus néo-technique c’est bien la Suisse.
Naguère vouée à l’économie pastorale, agricole et forestière, elle a su remarquablement tirer parti de sa position de carrefour, elle s’est concentrée dans des secteurs à haute valeur et a développé son attrait touristique et son rôle de place financière. L’avenir n’est donc pas inscrit dans les mégalopoles ou les tératopoles mais plutôt aux croissances harmonisées et à l’essaimage urbain. Mais si les expériences du Japon, de la Suisse, d’Israël, de Singapour, et de bien d’autres États prouve qu’un rigoureux essor est possible sans source d’énergie ou de gisements de matières premières il est une richesse régionale indispensable : l’eau. Car elle est un produit « pondéreux » par excellence. D’où ce découpage du monde en zones arides ou subarides, zones subarides à proximité de « gisements hydrauliques » et zones tempérées et humides. Bien des régions comme l’Afrique méditerranéenne, apparaissent trop fertiles en hommes et trop pauvres en eau !
Jean-François Gravier parcourt ainsi l’espace et le temps. Il sillonne villes, pays, régions et continents. Il disserte sur les politiques d’aménagement, les réseaux et les hommes. « De toutes les sciences la plus utile à l’industriel, c’est la géographie » proclamait Auguste Detoeuf, essayiste français, comme il le rappelle opportunément. Par ce parcours, si riche et si dense, Jean-François Gravier le démontre bien. ♦