Défense à travers la presse
Peu de sujets ont surgi de l’actualité en cette veille d’été 1984, c’est dire, du même coup, qu’il n’y a pas eu surabondance d’articles consacrés aux questions militaires. La réactivation de l’UEO (Union de l’Europe occidentale), à propos de la 30e session de cette institution, n’a donné lieu qu’à des papiers de pure information, les plus pointilleux de nos confrères se plaisant cependant à souligner que le Traité de Bruxelles (17 mars 1948) est beaucoup plus contraignant pour ses signataires que l’Alliance atlantique. Le débat sur ce point sera peut-être plus approfondi en octobre, lorsque l’UEO célébrera à Rome son 30e anniversaire.
Ce qui a principalement alimenté les commentaires, ce fut la destruction, le 10 juin 1984, d’une ogive intercontinentale par un missile américain. Une expérience considérée comme « une première décisive » par le Pentagone. C’était en effet un 1er pas vers cette guerre de l’Espace envisagée par le président Reagan dans son discours du 23 mars 1983. Un sujet dont nos lecteurs auront mieux pu prendre connaissance grâce à l’étude de Christine Bamière dans notre précédent numéro (sciences et défense, juillet 1984). Analysant les caractéristiques et les conditions d’emploi du missile intercepteur, Michel Tatu précise, dans Le Monde du 13 juin 1984 :
« Cet engin constitue une des couches du système de protection envisagé, les autres systèmes d’armes, notamment les lasers ou faisceaux de particules, devant s’en prendre aux missiles ennemis lors de leur phase initiale de combustion, puis au sommet de leur courbe balistique, enfin lors de la rentrée dans l’atmosphère… Signalons qu’un tel essai ne contrevient pas au Traité sur les antimissiles signé en 1972 entre les États-Unis et l’URSS : ce Traité n’interdit pas en effet la recherche et le développement, il limite seulement le déploiement de ces engins à un seul site par pays. »
Et dans les colonnes voisines du Monde, Bernard Guetta déborde le terrain strictement technique pour insister sur les difficultés que ne manquera pas d’engendrer un tel projet :
« Ce succès donne, pour la 1re fois, une crédibilité technique à la volonté exprimée par M. Reagan d’essayer de sanctuariser le territoire américain non plus par la dissuasion mais par le déploiement d’armes défensives telles que les rayons laser ou celle qui vient d’être expérimentée. Ce projet est très controversé dans la mesure où, pour défensif qu’il soit, il remet en cause, au profit d’un saut dans l’inconnu, l’actuel équilibre de la terreur… Autre problème soulevé par ce projet : les recherches conduites à son sujet favorisent les progrès dans un autre domaine, celui des armes capables de détruire les satellites dont les capacités d’observation militaire sont devenues un instrument-clé de tout équilibre stratégique ».
Des objections concordantes sont émises par Yves Moreau dans L’Humanité du 13 juin 1984. Notre confrère s’indigne que le Pentagone puisse pavoiser en la circonstance car, souligne-t-il : « Depuis la bombe d’Hiroshima, les Américains ont toujours pris l’initiative dans la course aux armements. L’échelon qu’ils viennent encore de franchir dans l’escalade est inquiétant. Car, contrairement à ce que son nom pourrait laisser supposer, l’arme antimissiles n’est pas défensive. Le jour où une puissance l’aura parfaitement mise au point et saura qu’elle peut ainsi détruire à coup sûr, les fusées de l’adversaire, la dissuasion ne jouera plus ou presque plus à son égard. Or, c’est sur la dissuasion, c’est-à-dire sur la crainte de s’exposer à des représailles terribles, que la fragile sécurité internationale est aujourd’hui fondée. La quasi-certitude de l’impunité est propice à l’agression. Elle renforce dans leur ambition ceux qui rêvent de guerre. »
Quant au quotidien Libération, il n’a pas hésité, dans son édition du 13 juin 1984, à consacrer plusieurs pleines pages à ce dossier. Il décrit, souvent dans un langage imagé, l’arsenal futuriste de cette guerre des étoiles. Mais il ne se contente pas de fournir des indications sur les projets américains, il rappelle que l’URSS dispose de satellites tueurs et il prend soin de signaler la prise de position hostile de l’ambassadeur de France à l’ONU. Un travail louable par son souci d’informer correctement le lecteur. Dans son éditorial, signé Gérard Dupuy, Libération met l’accent sur la carence des traités internationaux :
« En prenant les devants dans la préparation de la guerre des étoiles, les Américains n’ont pas plus contrevenu aux traités que les Soviétiques en installant leurs SS-20 en Europe de l’Est. C’est simplement que les textes censés garantir la Planète de la course à l’abîme sont pleins de trous. Les traités anciens sont périmés, les nouveaux sont mort-nés. En l’absence officielle de négociations entre les superpuissances, celles-ci se trouvent dans une situation de permissivité relative pour garnir leur arsenal. D’ordinaire tenus dans une semi-clandestinité, les ingénieurs militaires découvrent les charmes du plein ciel… Les quelques zones démilitarisées qui subsistent sur la Terre font piètre figure devant ces espaces infinis ouverts à la guerre… On voit mal en effet pourquoi les Soviétiques ne relèveraient pas le défi, tout comme ils l’ont fait des précédents. Ce sera ruineux pour eux puisque ce l’est déjà pour les Américains qui renâclent à l’addition. De là l’insistance du Kremlin pour geler ce genre d’expériences. »
Tout en admettant que le projet est encore entouré de bien des imprécisions, Claude Delmas, dans Le Figaro du 21 juin 1984, estime pour sa part qu’il devrait renforcer le couplage États-Unis–Europe et qu’en tout état de cause le laser ne détrône pas l’atome :
« Cette sanctuarisation n’a de sens qu’au niveau des armes nucléaires intercontinentales et les États-Unis ne peuvent pas fonder leur sécurité sur l’invulnérabilité de leur territoire en raison du polyphormisme de la politique soviétique. Les stratégies indirectes, l’exploitation des conflits limités et la subversion communiste leur imposent de disposer de moyens qui n’ont aucun point commun avec ceux de la guerre des étoiles. De même la supériorité du Pacte de Varsovie en armements conventionnels reste une donnée fondamentale du problème stratégique. La guerre des étoiles : c’est une formule spectaculaire qui risque de provoquer des erreurs de jugement. Mieux vaut simplement parler de Ballistic Missile Defense (BMD) qui entre dans le domaine des possibilités techniques. L’introduction des particules et du laser parmi les moyens militaires susceptibles d’être utilisés à partir de satellites ouvre un champ nouveau à la stratégie. Mais, de même que les armes nucléaires n’ont pas réduit le rôle des armes non nucléaires, le laser ne paraît pas, du moins en l’état actuel des techniques, devoir rendre caduques les armes nucléaires. L’éventail des menaces est trop vaste pour que la défense soit réduite à un seul vrai système d’armes et la simple prudence incite à prévoir que la dissuasion nucléaire conservera sa valeur en complément d’une défense non nucléaire contre les missiles intercontinentaux. »
Dans ses commentaires du 14 juin 1984, Le Matin est très critique : il s’agit là de systèmes ruineux dont l’efficacité n’est pas prouvée, estime-t-il, et par surcroît cette guerre des étoiles menace le fragile équilibre nucléaire mondial. Les griefs qu’énonce notre confrère sont multiples :
« Si la démonstration était faite que, d’un côté comme de l’autre, une défense antimissile efficace pourrait empêcher les missiles porteurs de bombes atomiques de passer, cela aurait sur la stratégie des deux « Grands » des conséquences graves. Tout d’abord, elle pousserait à multiplier le nombre des missiles nucléaires : plus il y en aura, plus il y aura de chances que quelques-uns passent au travers d’une défense qui ne sera jamais efficace à 100 %. Sur les 10 000 têtes nucléaires dont disposent les Soviétiques, il en suffirait de 500 pour infliger aux Américains un désastre nucléaire susceptible d’anéantir les États-Unis. Il en serait de même dans l’autre sens. Par ailleurs, ces systèmes antimissiles risquent d’être aussi mal contrôlables que ceux destinés à l’offensive, d’où une difficulté accrue à s’accorder sur leur limitation. De même, les développements techniques des deux « Grands » seront différents, ce qui provoquera un déséquilibre qui pourrait favoriser la tentation d’un camp à lancer une agression… Une autre menace, grave, provient de la rapidité avec laquelle ces systèmes de guerre spatiale devront intervenir. Les lasers, qui peuvent tirer à 300 000 kilomètres à la seconde, pourraient être directement reliés aux satellites d’alerte, de sorte que le pouvoir politique pourrait être mis hors circuit, n’ayant pas le temps d’intervenir. D’où le risque insensé d’une guerre entre robots, où la raison humaine serait dépassée. La France comme la Grande-Bretagne seraient perdantes dans cette situation nouvelle car leur dissuasion nucléaire serait très sérieusement remise en question du fait du petit nombre de missiles dont elles disposent face à une défense antimissile efficace de l’adversaire. L’Europe deviendrait ainsi plus isolée, plus vulnérable, à moins qu’elle ne se dote à son tour de ces systèmes techniquement difficiles à mettre en place et très coûteux que sont les intercepteurs de missiles et les satellites d’alerte. »
On constate donc que les commentateurs oscillent entre les risques inhérents à ce système d’armes. Pour les uns, on ne peut être assuré de leur totale efficacité ; pour les autres la mise en place de tels boucliers spatiaux placerait les pays tiers en otages ; certains s’émeuvent de la possibilité de voir la mise à feu échapper au contrôle humain, ce qui est sans nul doute une perspective à ne pas négliger. Tous sont cependant d’accord sur un point : cette course à ce qu’on a appelé la guerre des étoiles ne pourra manquer de modifier les données stratégiques dans les années à venir… à moins que certains échecs ne viennent témoigner de la fragilité du projet.