Ramses 85-86, Rapport annuel de l’Institut français des relations internationales (Ifri)
Nos lecteurs le savent, puisque nous avons autrefois déchiffré pour eux ce rébus, Ramses 85-86 n’est pas le patronyme d’un pharaon resté jusque-là inconnu, mais le sigle qui désigne le « rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies » publié par l’Institut français des relations internationales. Ce rapport, sous-titré « Le monde déchiffré », couvre la période 1985-1986 et il est le quatrième depuis que nous avons rendu compte dans cette revue de la publication du premier.
Thierry de Montbrial, président de l’Institut français des relations internationales (Ifri), qui en a dirigé l’élaboration, présente l’ouvrage dans une introduction magistrale, où il nous livre aussi ses conclusions personnelles sur la situation de notre monde dans les domaines économiques et politiques. Nous évoquerons plus loin celles qui nous ont paru les plus remarquables.
Le rapport contient, comme les précédents, quatre parties. Deux d’entre elles font le point des évolutions significatives survenues depuis 18 mois dans l’ordre politico-stratégique et dans l’ordre économique. Quant aux deux autres, qui sont thématiques, elles ont retenu cette année les sujets suivants : le problème des mouvements de capitaux et la situation dans les deux pays les plus peuplés du monde, c’est-à-dire la Chine et l’Inde.
Passons d’abord rapidement en revue les sujets économiques, puisque nous manquons de compétence pour nous y arrêter longuement. C’est donc le problème des flux de capitaux qui a retenu particulièrement l’attention des auteurs, et la raison en est que leur saisie est bouleversée par les nouvelles technologies de l’information. À son propos le rapport traite aussi de l’intégration des marchés financiers, de l’endettement, du développement, et enfin du « dollar-roi », en posant à son sujet une interrogation qui paraît angoissée : « atterrissage en douceur ou atterrissage en catastrophe ? ».
L’ouvrage entreprend par ailleurs un tour d’horizon approfondi de la situation économique dans le monde, analysant ainsi les politiques suivies par les principaux pays industrialisés, leurs stratégies relatives aux nouvelles technologies, l’état du commerce international et la prospective des contraintes énergétiques. Il traite également de l’« accouchement douloureux » de la Communauté européenne, puis des problèmes économiques de l’Est, abordant à cette occasion le dilemme de la croissance en URSS et les mécomptes et désanchantements du commerce Est-Ouest.
Ces différents exposés, comme tous ceux du rapport, sont complétés par des hors-texte remarquablement présentés, où figurent statistiques, graphiques, tableaux, rappels historiques et autres précisions qui les argumentent. Nous regrettons cependant que ces statistiques n’isolent pas plus souvent le cas de la France à l’intérieur de la Communauté européenne. Nous aurions aussi souhaité, à propos de la situation énergétique, qu’elles aient précisé la provenance des approvisionnements de la Communauté, là encore en isolant le cas français, car des changements considérables sont intervenus dans ces flux au cours des dernières années, dont les conséquences géopolitiques sont souvent mal perçues par les commentateurs.
De ce tour d’horizon de l’économie mondiale, Thierry de Montbrial tire des conclusions plutôt réconfortantes pour ce qui concerne l’Europe et la France. Il considère en effet que l’« europessimisme » est aussi exagéré que l’« américano-optimisme », et que l’« euphorie américaine y est pour beaucoup, ainsi que nos complexes à l’égard du Japon ». Pour lui encore, « bien que les risques de déclin de l’Europe soient sérieux, nous aurions tort de perdre confiance », et « nous sommes loin de la nullité uniforme dans les technologies de pointe ». Enfin, partisan convaincu comme l’on sait de la théorie des cycles, le président du département des sciences économiques à l’École polytechnique, nous prédit que « la crise se prolongera encore plusieurs années, une dizaine peut-être », mais que « nous avons une chance d’en sortir sans perdre notre rang ».
Les deux parties du rapport qui traitent de géostratégie répondront probablement davantage aux préoccupations des lecteurs de cette revue. La première, qui a pour titre « Reprise du dialogue et nouveaux défis » passe en effet en revue l’Amérique de Reagan, puis l’état de l’empire (il s’agit de l’empire soviétique bien entendu), puis encore les relations Est-Ouest. Elle examine enfin les conflits régionaux, en s’attardant sur les Caraïbes et l’Amérique centrale, le Moyen-Orient et le Golfe, le continent africain. Quant à l’autre partie traitant de géostratégie, elle est relative, comme nous l’avons déjà dit, à l’Inde et la Chine.
Pour ce qui concerne les États-Unis, le rapport analyse les idées qui dominent la politique étrangère du président Reagan, en faisant remarquer que si elle est souvent agressive dans ses déclarations, elle est toujours prudente dans ses applications. Il analyse aussi les principes dominants de la politique de défense, en faisant ressortir clairement les évolutions survenues dans les concepts stratégiques américains : bataille en profondeur (FOFA, Follow On Forces Attack) sur terre, escalade horizontale sur mer et à partir de la mer, attitude offensive et mobilité dans tous les milieux, et enfin priorité dans la préparation aux conflits de faible intensité.
Le rapport examine ensuite les relations de l’Amérique et de ses Alliés, et, à cette occasion, l’attitude de l’Europe face à l’IDS (Initiative de défense stratégique), ses réserves face au FOFA, les dilemmes que lui posent le partage du fardeau et la constitution d’une Europe de la défense, et enfin les difficultés du flanc Sud, avec le conflit permanent gréco-turc, la détérioration des relations gréco-américaines, l’interrogation qui subsiste sur la participation de l’Espagne à l’Otan, les risques d’instabilité en Méditerranée. Toutes ces analyses sont fort intéressantes, mais, faute de place, nous nous bornerons à ne retenir ici que quelques-unes des conclusions que nous propose personnellement Thierry de Montbrial.
Au sujet de l’IDS, il s’exprime comme suit : « L’ambition actuelle (de l’IDS) beaucoup plus modeste (que ce qui a été dit), semble être d’assurer l’invulnérabilité d’au moins une partie des forces militaires américaines et éventuellement de leurs Alliés » ; et plus loin, « si embarrassés que se sentent les Européens dans cette affaire, leur position ne peut pas être entièrement hostile à l’initiative américaine ».
Au sujet des rapports Est-Ouest, Thierry de Montbrial conclut ainsi, toujours personnellement : « Les Soviétiques ont échoué dans leurs tentatives de diviser les Occidentaux dans l’affaire des euromissiles. Mais Moscou n’a pas pour autant changé de méthode. Il s’agit d’impressionner les parties sensibles de nos opinions publiques ». Quant à l’avenir de l’Union soviétique, il le juge de la sorte : « Elle traverse une crise systémique grave. La nouvelle révolution industrielle, avec la diffusion des technologies de l’information, menace le système soviétique », mais « nous commettrions une lourde erreur en enterrant prématurément l’Union soviétique ».
Pour ce qui concerne l’Inde et la Chine, le président de l’Ifri considère que l’irruption prochaine des deux géants d’Asie comme acteurs majeurs sur la scène internationale est improbable. Et pour la Chine, où il vient de faire un séjour qui paraît l’avoir fasciné, il estime également douteux un rapprochement fondamental avec l’Union soviétique, en concluant : « la Chine s’éveille, mais le monde ne tremble pas encore ».
Enfin, au sujet des différends du Tiers-Monde, il nous adresse cet avertissement : « Ces conflits ne nous concernent pas seulement pour des raisons morales et économiques… La structure du système international dans son ensemble, et donc notre propre sort, seront affectés à la longue par ce qui se passe à la périphérie des puissances établies ». Et plus loin il ajoute : « L’avenir des DOM/TOM, on le sent bien, pèsera lourd sur le destin de notre pays. Un prochain Ramses devrait aborder cette question ».
Nous le souhaitons vivement quant à nous, car nous partageons entièrement les préoccupations de notre ami à ce sujet. De même que nous nous rangeons parmi les adeptes de sa théorie concernant la vigilance à apporter dans l’observation des mutations lentes, depuis que nous avons eu le privilège de la présenter dans cette revue, lorsque nous avons commenté son remarquable essai sur « La revanche de l’histoire ».
Mais pour en rester au Ramses d’aujourd’hui, nous espérons que nos lecteurs tireront de ces quelques lignes l’envie de lire le rapport dans sa totalité, car il contient beaucoup d’autres aperçus très enrichissants sur la situation internationale. Il constitue en outre, par la documentation incomparable qu’il réunit, un ouvrage de référence indispensable pour tous ceux qui s’intéressent à la géopolitique.