L’Europe et sa Défense – vol. 1 : Le couple franco-allemand et la défense de l’Europe
Sous le titre Le couple franco-allemand et la défense de l’Europe, l’excellente collection « Travaux et recherches de l’Ifri » vient de nous offrir le premier volume d’une série d’ouvrages qui se propose d’examiner de façon exhaustive les perspectives d’une coopération intra-européenne en matière de sécurité. Ce volume résulte lui-même d’ailleurs d’une telle coopération, puisqu’il a été établi en commun par l’Institut français de relations internationales (Ifri) et son homologue allemand, la Deutsche Gesellschaft fur Auswärtigue Politik, et qu’il est public simultanément dans les deux pays.
Dans sa première partie, il traite d’abord de l’héritage du dialogue franco-allemand pour une défense commune, avec une relation très complète de son histoire depuis ses débuts en 1954, qui est due à Nicole Gnesotto, et deux analyses particulièrement bien documentées de sa relance depuis 1982, puisqu’elles ont été écrites par Lothar Ruehl et Isabelle Renouard qui y ont directement participé.
La seconde partie de l’ouvrage examine ensuite les perceptions croisées, c’est-à-dire réciproques, qu’ont les deux partenaires du débat qui existe chez eux sur ce sujet, avec les contributions de deux chercheurs français, Nicole Gnesotto à nouveau et Anne-Marie Le Gloannec, et de deux chercheurs allemands, Ingo Kolboom et Peter Schmidt. On peut aussi inclure dans cette recherche d’une meilleure compréhension mutuelle, bien qu’elle soit insérée plus loin, la communication, très fine comme toujours, de Pierre Hassner, qu’il a intitulée : « La coopération franco-allemande, Achille immobile à grands pas ? ». Son point d’interrogation peut d’ailleurs être remplacé par un point d’affirmation, puisqu’il commence par cette constatation, à laquelle nous souscrivons entièrement : « Jamais elle n’a fait l’objet de tant d’initiatives, jamais ces initiatives n’ont si peu abouti. Jamais l’évolution des esprits, du moins en France, n’a été si rapide et si positive. Jamais l’accueil allemand n’a été si méfiant ou embarrassé… »
Dans sa troisième partie, l’ouvrage entreprend d’étudier en profondeur et dans une perspective de coopération au futur, chacun des sujets les plus sensibles du contentieux franco-allemand en la matière. On y trouve ainsi des analyses très poussées des problèmes que soulève une meilleure coopération franco-allemande, à savoir : le développement de la force de dissuasion française (François de Rose et François Gorand – pseudonyme – du côté français et Uwe Nerlich, Markus Berger et Kurt Becker du côté allemand) ; les différences entre les stratégies française et allemande dans le domaine des forces classiques (général François Valentin, ancien commandant en chef de la 1re armée française, et général Franz-Joseph Schultz, ancien commandant en chef du théâtre Centre-Europe) ; les difficultés inhérentes à la coopération en matière d’armement et dans le domaine spatial (pour la première François Heisbourg et Gustav Bittner et pour la seconde Michel Guionnet et Werner Rouget) ; et enfin les différences de points de vue concernant l’Initiative de défense stratégique américaine, IDS (Pierre Lellouche et Karl Kaiser) et le contrôle des armements (Benoît d’Aboville et Hartmut Bühl).
Nous ne nous attarderons pas sur ces analyses menées par des experts reconnus, bien qu’elles soient d’autant plus intéressantes qu’elles sont contradictoires, puisque Pierre Lellouche et Karl Kaiser, les deux directeurs de l’étude, en font la synthèse dans la quatrième et dernière partie de l’ouvrage, avant d’avancer conjointement leurs recommandations pour l’avenir. Leur état des lieux n’est pas optimiste, puisqu’il reprend sous une autre forme le constat de Pierre Hassner auquel nous avons fait allusion plus haut : « les vieux réflexes de méfiance mutuelle demeurent ; beaucoup d’Allemands ne voient dans les ouvertures françaises que la simple expression d’une volonté de “réarrimage” de leur “glacis allemand”, tandis que les Français reprochent tour à tour à leur voisin soit de glisser insensiblement vers le neutralisme, … soit au contraire… de trop pencher vers l’Amérique au mépris des intérêts de l’Europe ».
Nos deux codirecteurs rappellent alors, en les commentant, les pesanteurs structurelles évoquées plus haut, avant d’entreprendre de rapprocher les points de vue à leur sujet. À leur énumération, qui met l’accent sur les différences dans les stratégies et les moyens, nous ajouterons, quant à nous, les divergences dans l’appréciation de la menace. En effet, du côté français on se borne presque uniquement à considérer l’hypothèse d’une crise à dominante psychologique et politique, alors que du côté allemand, comme d’ailleurs aussi du côté allié, on raisonne en termes d’agression militaire effective. Ce sont donc, comme le souligne le général Schultz, des actes concrets que nos partenaires attendent de nous, plutôt que des exercices de rhétorique ou de nouveaux traités. Encore, pensons-nous, qu’une déclaration au plus haut niveau français, disant quelque chose comme : nous sommes tous dans le même bateau (l’expression reprise par Anne-Marie Le Gloannec est de Pierre Hassner), et par conséquent nous vous apporterons aide et assistance en cas d’agression comme le promet l’article 5 du Traité de l’UEO (Union de l’Europe occidentale), aurait eu un impact considérable, si elle avait été prononcée en 1983, c’est-à-dire dans la foulée du discours du président Mitterrand devant le Bundestag. Mais maintenant il est trop tard, estimons-nous ; ou encore il est trop tôt, mais nous reviendrons plus loin sur cette seconde éventualité.
Les coauteurs des conclusions de notre ouvrage recommandent en effet d’adopter le processus pragmatique suivant : « d’abord clarifier les objectifs de part et d’autre ; ensuite, augmenter les moyens de défense des deux côtés, et si possible en commun ; enfin, mettre au point les modalités concrètes d’actions conjointes qui permettent, à terme, une politique de défense sinon véritablement commune, tout au moins étroitement concertée tant dans sa planification, que dans ses moyens ». Pour y parvenir, ils recommandent d’adopter une voie médiane. Au plan politique, il convient ainsi pour eux de renoncer à poser le débat en termes de choix entre une défense européenne indépendante et une défense atlantique ou « américaine » ; « le couple France-Allemagne (est) en effet le meilleur moyen de renforcer le pilier européen de l’Alliance… et le moteur essentiel d’une transition… à long terme vers l’européanisation du système de sécurité de l’Europe occidentale ». Au plan militaire, ils préconisent par ailleurs de renoncer de part et d’autre à ce qu’ils appellent des excès : « excès nucléaires en France, excès inverses en RFA (République fédérale d’Allemagne) ».
Mais pour ce qui concerne la France, ils sont plus spécifiques et beaucoup plus audacieux, pour ne pas dire révolutionnaires, puisqu’ils lui recommandent de tourner une fois pour toutes « la page écrite dans les années 1960, celle de la “non-guerre” garantie par la dissuasion “pure” anticités, pour lui substituer une stratégie résolument élargie, tant dans ses moyens nucléaires (à partir de frappes sélectives) et conventionnels (un corps de bataille allégé et modernisé) que dans son centre de gravité géographique : la France et la RFA, plutôt que le seul hexagone, l’Elbe plutôt que le Rhin ». Étant donné qu’il n’est pas concevable que cette page puisse être tournée du jour au lendemain, nous serions partisans, quant à nous, d’un démarrage plus prudent, bien qu’allant à terme dans le même sens : exercices prouvant, comme cela a déjà été entrepris, que notre corps d’armée déployé en Allemagne et les deux divisions mobiles de la FAR (Force d’action rapide) peuvent le cas échéant participer à la bataille de l’avant ; clarification et modernisation de notre doctrine d’emploi des armes nucléaires tactiques en ultime avertissement, après consultation étroite à ce sujet avec nos partenaires allemands (se reporter aux recommandations particulièrement averties présentées par le général Valentin dans cet ouvrage et aussi dans plusieurs articles antérieurs parus notamment dans notre revue) ; circonspection enfin dans les décisions à prendre concernant la fabrication d’armes à neutrons et d’armes chimiques, pour tenir compte de l’impact psychologique considérable de telles décisions dans l’opinion publique allemande.
Mais il convient maintenant de revenir aux recommandations finales de nos deux directeurs d’étude. Ils considèrent en effet encore, avant d’en terminer, les problèmes posés à la coopération franco-allemande par son cadre institutionnel et par les productions d’armements. Pour les institutions, bien qu’ils estiment que le cadre fourni par le Traité de l’Élysée « réactivé » constitue un ensemble efficace de canaux de communication et de travail en commun, ils se sont crus obligés de prononcer à l’égard de l’UEO ce que nous nous permettrons d’appeler une « incantation » ; nous ne croyons pas en effet personnellement à l’avenir franco-allemand de cette institution pour deux raisons, d’abord parce qu’elle est frappée du côté allemand par le péché originel d’avoir été conçue contre eux puis pour encadrer leur réarmement, et ensuite parce qu’elle comprend le partenaire britannique qui redoute tout tête-à-tête franco-allemand. En ce qui concerne les productions d’armements, nos codirecteurs renoncent par contre à l’autre incantation qui est d’usage sur ce sujet, puisqu’ils préconisent un partage des tâches et des responsabilités industrielles, plutôt que d’essayer à tout prix d’harmoniser un même matériel pour des besoins divergents. Une autre approche consisterait à mettre en commun la recherche-développement et à admettre l’ouverture des marchés nationaux d’armement, comme le propose François Heisbourg dans sa communication ; ou encore d’avancer dans l’intégration industrielle des deux pays comme vient de le suggérer Jacques Delors (président de la Commission européenne). Nos codirecteurs recommandent cependant que la France et l’Allemagne fédérale se dotent d’une politique commune en matière de défense antimissiles sur le théâtre européen. Enfin ils appellent l’attention sur l’aspect financier de la coopération franco-allemande en matière de sécurité, en déclarant que « Français et Allemands devront consentir des sacrifices financiers supérieurs à ceux qui sont investis aujourd’hui, pour maintenir la crédibilité de leur appareil de défense ».
Et l’ouvrage se termine alors par un solennel avertissement qui ressemble un peu aussi à un cri de désespoir : « l’heure de faire le grand saut vers l’identité de destin entre les deux pays est venue. Reste à savoir si l’occasion sera saisie ». Cet appel, comme l’ouvrage lui-même, avait été rédigé, notons-le maintenant, avant la crise du leadership américain qui résulte déjà de la lamentable affaire de l’Irangate, et bien entendu aussi avant la nouvelle crise qui ne pourra pas manquer de résulter des diaboliques propositions de M. Gorbatchev relatives aux euromissiles. À ce propos il convient de souligner, comme l’ouvrage le fait d’ailleurs à de nombreuses reprises, la divergence latente de principe qui existe entre la France et la République fédérale en matière d’Arms Control, résultant du fait que les Allemands lient intimement ce problème à celui de leur Ostpolitik, comme nous le voyons actuellement par l’accueil fait à Bonn à la relance de l’option zéro par le maître du Kremlin. À ce sujet cependant, d’après nos constatations personnelles, ils continuent aussi à souhaiter ardemment de pouvoir faire état de la caution française ; l’Ostpolitik pourrait donc être, paradoxalement, le thème le plus porteur en matière de solidarité franco-allemande.
Aussi pour poursuivre le paradoxe, nous qui avons souhaité ardemment cette solidarité et milité pour elle, mettons-nous personnellement nos espoirs dans un bon usage des crises à venir, puisqu’elles peuvent provoquer « le grand saut vers l’identité de destin » que nous a proposé ce très intéressant ouvrage, dont nous ne saurions donc trop recommander la lecture.