La fin de l’innocence. Les États-Unis de Wilson à Reagan
A-t-on jamais autant parlé de la crise américaine et de ses conséquences pour l’Europe et le monde ? « Suprématie américaine ébranlée »… « grave crise transatlantique »… « désacralisation du président Reagan »… « la débâcle de l’Iran-gate » : autant de titres à la une de la presse mondiale.
Cette brûlante actualité devrait nous inciter à chercher à nous remettre en mémoire les autres grandes crises américaines de ces dernières décennies, à en comprendre leurs causes et leurs conséquences, bref à mieux connaître la politique extérieure de cette grande nation qui a tant reçu de nous et à laquelle nous devons tant. L’ouvrage de Denise Artaud nous invite fort opportunément à prendre cet indispensable recul sur l’actualité. « La fin de l’innocence » brosse une large fresque de la politique américaine de 1919 à 1985 ; un texte dense mais d’une lecture agréable, œuvre d’une spécialiste qui a su tirer le meilleur d’une documentation considérable et puisée aux sources les plus diverses (la seule « orientation » bibliographique remplit 14 pages), un texte bien aéré qu’aucune note ne vient alourdir, et qui nous remet en mémoire les bouleversements qu’a connus le monde durant ces deux tiers de siècle.
L’auteur passe ainsi en revue les grands événements qui ont marqué l’histoire des États-Unis et dont la portée fut généralement universelle : le mythe de l’isolationnisme, les grands principes mondialistes wilsoniens, l’effondrement économique et financier de 1929, la montée du nazisme, l’insécurité mondiale et l’arrivée au pouvoir de Franklin D. Roosevelt qui, avec son New Deal, provoque un nouveau « mirage isolationniste »… jusqu’à Pearl Harbor, « un drame mais non une tragédie » car les États-Unis ne sont pas directement atteints et pourront triompher. La pax americana pourra-t-elle s’imposer pour autant après 1945 ? Plus forts que jamais, les Américains peuvent le croire tant qu’ils ont l’avantage nucléaire, mais c’est bientôt la lutte pour l’hégémonie entre les deux super-grands : guerre froide, Pacte atlantique, guerre de Corée, affaire de Cuba. Les États-Unis voient alors se profiler l’ombre d’une troisième guerre mondiale. La guerre du Vietnam, événement crucial, entraîne un mouvement de contestation qui débouche sur « la crise de conscience la plus profonde de toute leur histoire… la remise en cause de toutes leurs valeurs économiques, sociales et religieuses… et qui provoque la naissance d’un courant néo-isolationniste dont la principale victime est le consensus de politique étrangère forgé pas à pas de 1941 à 1947 ».
Nixon et Kissinger tentent « l’impossible redressement », mais le scandale du Watergate oblige le premier à quitter le pouvoir, laissant le pays en pleine crise. Le départ du shah d’Iran constitue un autre grand événement, obligeant Carter à « réviser sa politique des bons sentiments », mais le bilan de sa présidence est catastrophique ; il cède la place à Ronald Reagan en 1980 qui se trouve à la tête d’un pays au prestige très affaibli. Le redressement amorcé n’empêche pas déficit et endettement de s’accroître gravement tandis qu’aux Nations unies le pays est de plus en plus isolé. La rupture avec l’Unesco semble bien marquer « la fin du grand rêve wilsonien ».
Et notre auteur de conclure, non sans pessimisme : « Ainsi s’achève l’ère de l’innocence, où tout semblait permis, possible, l’heureuse coïncidence de la force et de la loi, du pouvoir et de la vertu, l’alliance harmonieuse d’une diplomatie efficace avec les règles démocratiques. Il faut désormais, selon le mot de George Schultz, entamer la patiente et difficile conciliation du réalisme et de la moralité… une nouvelle ère commence, dont la philosophie politique reste à inventer ».
Gageons que cette historienne du contemporain qu’est Denise Artaud analysera bientôt pour nous cette « nouvelle ère » dont le prologue, quelque peu fracassant, s’écrit déjà sous nos yeux.