Défense à travers la presse
Cet été, deux décisions de nature différente sont venues éclairer les enjeux stratégiques du moment. L’ordre d’appareiller pour le Golfe donné par les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne à des bâtiments de leurs flottes témoigne de la volonté de résister à l’onde de choc de l’extrémisme iranien. D’autre part, l’initiative de M. Gorbatchev de renoncer aux SS-20 basés en Asie prouve son souci de ne pas laisser les pourparlers s’enliser à Genève.
En ce qui concerne l’affaire du Golfe, L’Humanité du 30 juillet 1987 considère que nous avons franchi, nous, une nouvelle étape dans la provocation (sic) et Claude Cabannes s’en explique ainsi :
« Comme on n’aperçoit aucune armée ennemie en marche vers nos frontières, aucune flotte inamicale en route vers nos côtes, aucun préparatif d’invasion de notre territoire, on pourrait crier à l’adresse de MM. Mitterrand et Chirac : « Jaurès, réveille-toi, ils sont devenus fous ! »… Le porte-avions Clemenceau va rejoindre à l’entrée du détroit d’Ormuz son frère américain, le Constellation ; c’est plus qu’un symbole, c’est un dispositif coordonné de stratégie de domination de la région par la force ».
L’assurance de notre confrère nous inclinerait à penser qu’il est parfaitement informé et pourtant… Dans Le Matin de Paris, du même jour, Jean-Louis Morillon observe avec quelque bon sens :
« La France ne donnera pas aux Iraniens le mode d’emploi de sa flotte. Une épée de Damoclès ne joue son rôle que si l’on ignore à quel moment elle peut s’abattre… Personne n’a, à Paris, l’ambition d’imaginer que l’envoi d’un renfort de trois mille marins et pilotes en mer d’Oman suffira à régler la crise franco-iranienne. Mais il est évident que les Iraniens observent tous les signes venant de la France. Et une passivité estivale en cette période d’épreuve de force et de guerre des ambassades aurait risqué d’être interprétée chez les gardiens de la révolution et les mollahs les plus exaltés comme un indice de faiblesse ».
Faire prendre la mer à une escadre est un acte normal pour un État souverain dès lors que ses intérêts sont menacés en un point quelconque du globe, remarque Jacques Jacquet-Francillon dans Le Figaro du 30 juillet. Il s’agit là d’une nécessité inéluctable et elle ne saurait être qu’approuvée :
« Il est permis cependant de déplorer qu’elle n’ait été arrêtée qu’après un certain délai… A-t-on nourri entre-temps quelques folles illusions quant aux chances de ramener les dirigeants iraniens à la raison sans qu’il soit indispensable de faire suivre nos paroles par des actes ? La France est désormais entrée dans la zone de tous les dangers. Elle ne l’a pas voulu. Elle n’a d’autre choix que de faire face ».
Il s’agit en effet de mettre notre pays à l’abri des menaces iraniennes, de contenir le fanatisme et de faire en sorte que celui-ci sombre dans ses propres contradictions. C’est de la responsabilité de Téhéran si le conflit s’internationalise et finit par opposer l’Iran à un grand nombre d’États respectueux du droit. Il n’est pas question, comme l’avance Claude Cabannes, d’une stratégie de domination mais de surveillance afin de mener l’Iran à la désescalade. Cet aspect des choses semble laisser indifférent François Came et Frédéric Filloux qui, dans Libération du 23 juillet 1987, ne voient pas l’intérêt de telles opérations puisque le Golfe perd de son importance économique :
« Les marchés pétroliers ont évolué. Les approvisionnements se font de plus en plus au coup par coup, selon les opportunités des prix. La souplesse du marché spot permet toutes les combinaisons. D’autant plus que l’offre reste globalement excédentaire. Le Nigeria, l’Indonésie, la Norvège et même la Grande-Bretagne produisent actuellement en dessous de leurs capacités et seraient sans doute enchantés de combler le vide que créerait une crise durable autour du Chatt al-Arab… Troisième carte, aimablement fournie par les pays arabes : les pipe-lines. Les tensions maritimes ont poussé à la construction de milliers de kilomètres de tuyaux qui, des puits de la région, filent droit à travers les déserts d’Arabie saoudite ou du nord de l’Irak vers les ports plus tranquilles de Méditerranée ou de mer Rouge ».
Outre qu’un oléoduc peut toujours devenir la cible de commandos spécialisés, nous faudrait-il tenir pour inconsistantes les menées iraniennes aussi bien dans la région qu’en Europe ? Même si, pour l’Occident mais nullement pour l’Iran, les raisons économiques ne sont pas dirimantes, reconnaissons que le recours de Téhéran à un vocabulaire désuet (sataniques, les États-Unis et la France) place bien l’affaire sur un tout autre plan qui justifie notre intervention. Dans toute région ne doit-il pas y avoir une coresponsabilité des pays qui la composent et de leurs alliés ? Il en allait ainsi du temps du shah ; la frénésie des nouveaux dirigeants iraniens impose aux pays voisins de prendre les mesures nécessaires sans qu’il soit permis de les accuser d’actes de belligérance.
Dans le domaine des relations Est-Ouest, il est maintenant à peu près certain que le président Reagan et M. Gorbatchev aboutiront à l’accord esquissé l’an dernier à Reykjavik. Le chancelier Kohl, en renonçant à la modernisation des Pershing IA aux mains de l’armée allemande a sans doute levé le dernier obstacle. Le pas décisif aura cependant été accompli par le chef du Kremlin lorsqu’il a offert de démanteler les SS-20 déployés dans la partie asiatique de l’URSS. Dans La Croix du 24 juillet 1987, François d’Alançon admire l’habileté de M. Gorbatchev :
« En prenant de nouveau l’initiative dans les négociations sur le désarmement, Mikhaïl Gorbatchev démontre encore une fois son art de choisir le bon terrain au bon moment. Le bon terrain parce qu’en adoptant l’option double zéro globale, le numéro un soviétique lève l’obstacle qui avait conduit les négociations de Genève à l’impasse… M. Gorbatchev a également soigneusement calculé son effet d’annonce. Un an après son discours programme de Vladivostok, au moment où la marine américaine s’engage dans une opération d’escorte à haut risque dans le golfe Arabo-Persique. M. Gorbatchev prend à témoin l’Asie de ses bonnes intentions, multipliant les propositions pacifistes, notamment en matière de désarmement nucléaire ».
Pour sa part l’éditorialiste du Monde, du 24 juillet 1987, met en évidence l’intérêt de cette concession pour la suite des négociations :
« Les deux parties se querellaient sur le lieu de stationnement de cet arsenal résiduel. Les États-Unis, sans doute pour accroître leur pression sur l’URSS, se réservaient le droit d’installer leurs cent ogives autorisées (probablement des Pershing II ou des missiles de croisière) en n’importe quel point de leur territoire, y compris en Alaska. L’Union soviétique refusait de se voir exposée de la sorte. Ce problème sera donc réglé avec l’instauration de ce que M. Gorbatchev appelle la double option zéro globale, c’est-à-dire la liquidation, partout, de tous les engins de ce type ».
Le Figaro du même jour se demande toutefois, sous la signature de Charles Lambroschini, s’il ne s’agit pas d’un cadeau empoisonné :
« Cette proposition se traduit, certes, par plusieurs avantages. D’un point de vue global, d’abord, la détente ne se divise pas : le maintien de la menace nucléaire soviétique sur la Chine ou le Japon était aussi peu satisfaisant pour le Vieux Continent que pour les Asiatiques. Il laissait planer le doute sur la sincérité de cette volonté de paix affichée par le Kremlin. Après tout, épargner le risque de vitrification à Paris et Londres pour le concentrer sur Pékin et Tokyo n’est guère rassurant pour l’avenir de l’humanité. Du point de vue européen, ensuite, la principale objection se trouve levée. Nous n’aurons plus à craindre que les SS-20, dont la mobilité est un des atouts essentiels, puissent à tout moment être retirés de leurs emplacements à l’est de l’Oural pour battre de leurs feux des cibles à l’Ouest. Autre problème résolu, celui de la vérification. Un retrait total est évidemment plus facile à contrôler qu’un retrait partiel… Mais le geste de Gorbatchev a pour logique de préserver la disproportion, en faveur du Pacte de Varsovie, des forces conventionnelles. Il s’agit de vider de tout contenu la doctrine de l’Alliance atlantique, qui a pour fondement de dissuader par la menace atomique la tentation d’un assaut par les gros bataillons. De Brejnev à Gorbatchev, les moyens tactiques ont changé. L’objectif stratégique a-t-il varié ? ». ♦