Défense à travers la presse
La Conférence au Sommet de l’Alliance atlantique, à Bruxelles les 2 et 3 mars, apparaissait d’autant plus importante qu’elle se situait dans le sillage des Accords de Washington sur la double option zéro, et que des divergences étaient survenues entre Londres et Bonn sur le problème de la modernisation des armes nucléaires tactiques. Ne convenait-il pas dans ces conditions d’élaborer un communiqué final propre à convaincre Moscou de la cohésion de l’Alliance ? Au lieu de cela, les seize partenaires se sont contentés de formules mitigées.
Libération, du 4 mars 1988, croit pouvoir titrer que l’Otan ne baissera pas sa garde nucléaire en Europe, mais le commentaire de Carlos de Sa Rego est plus nuancé :
« À la veille du Sommet, François Mitterrand avait suscité la surprise en affirmant que la modernisation des SNF (Strategic Nuclear Forces) était inopportune. Lors de son intervention à la séance d’ouverture, le président français a tenu également à redire les réserves françaises sur la stratégie de riposte graduée. Ces deux prises de position, accompagnées d’une défense ferme de la dissuasion nucléaire comme stratégie de prévention de la guerre, sont venues à point pour aider le chancelier Kohl à assouplir les exigences de Maggie. Le résultat, ce sont les formules de compromis des deux déclarations adoptées à l’unanimité, l’une sur les principes généraux balisant les rapports Est-Ouest, l’autre sur la négociation concernant les forces conventionnelles… Quant à la modernisation des SNF, Maggie devra se contenter de la formule : « les maintenir au niveau ». Helmut Kohl, pour sa part, a atteint son principal objectif : la reprise mot à mot de la formule du Conseil de l’Otan de juin 1987 prévoyant que, parallèlement aux négociations sur les forces conventionnelles et les armes chimiques, on peut s’engager dans des réductions des forces nucléaires tactiques ».
Cette propension à éprouver une sorte d’allergie au nucléaire inquiète Philippe Marcovici du Quotidien de Paris qui écrit dans son édition du 4 mars :
« Dans un paysage redessiné par le Traité de double option zéro et par la présence de Mikhaïl Gorbatchev au Kremlin, quelle stratégie pour l’Otan, quelle crédibilité pour sa dissuasion, quelle nouvelle option zéro ? Autant de questions restées sans réponses. M. Reagan et Mme Tatcher ont beau feindre de croire qu’un feu vert aurait été donné à la modernisation des missiles de l’Otan échappant au champ du Traité de Washington, ce mot de modernisation ne figure même pas dans le texte de la déclaration finale. Sans doute eût-il heurté un Helmut Kohl à la remorque de son opinion publique… La question allemande enferme l’Alliance dans une alternative dramatique : renoncer à sa vocation qui reste d’assurer la sécurité collective des Alliés ou laisser la République fédérale d’Allemagne (RFA) dériver vers la tentation neutraliste. Avec, dans les deux cas, la perspective d’un divorce et d’une redistribution des cartes en Europe. Il eût été plus courageux et plus utile d’assumer cette réalité plutôt que de la masquer derrière la façade d’une artificielle cohésion, laquelle ne trompe personne et surtout pas Gorbatchev ».
M. Gorbatchev qui, de l’avis de l’éditorialiste du Monde (5 mars), aura été plus présent que tout autre à Bruxelles. Ses initiatives concernant le désarmement ne mettent-elles pas en difficulté l’Alliance ?
« Deux tests seront cruciaux pour l’avenir des relations Est-Ouest. Le premier ne concerne pas directement l’Occident, mais il devrait permettre de se faire une idée de la volonté de M. Gorbatchev de corriger les erreurs du passé. C’est de l’Afghanistan qu’il s’agit, dont l’évacuation par les troupes soviétiques ferait beaucoup pour convaincre l’opinion mondiale que de nouvelles analyses ont enfin cours à Moscou. La seconde matière de l’examen de passage auquel il faut soumettre M. Gorbatchev, ce sont les négociations sur le désarmement conventionnel. Ce sont les armes classiques qui rendent la guerre possible et il serait dangereux d’encourager les rêves de dénucléarisation de l’Europe occidentale tant que ne sera pas effacée la supériorité du Pacte de Varsovie dans le domaine de l’armement conventionnel. C’est l’idée-force du sommet de Bruxelles, et les Seize se doivent de mettre M. Gorbatchev au pied de ce mur-là ».
Dans La Croix du 9 mars, Hugues Portelli ne cache pas les préoccupations que font naître les tendances actuelles vers le désarmement. Après avoir souligné que l’offensive antinucléaire de M. Gorbatchev vise finalement la stratégie même de la dissuasion, il poursuit : « La tournure du débat conduit à régionaliser le conflit éventuel (déconnexion de fait entre États-Unis et Europe occidentale) tout en le rendant possible. Preuve s’il en fut de la capitis diminutio politique et stratégique de l’Europe dans la politique mondiale des grandes puissances, notamment des États-Unis. Le grand danger pour la défense française (qui reste la dernière à demeurer peu ou prou fidèle à la dissuasion nucléaire) serait de laisser les négociations sur le désarmement prendre un tour tel que son armement nucléaire stratégique deviendrait le point de mire du débat, l’URSS tentant de contraindre la France et le Royaume-Uni, sous la pression d’une opinion publique européenne conditionnée, de se faire en quelque sorte hara-kiri en les obligeant à démanteler leur armement nucléaire stratégique (qui est leur seule vraie défense) au profit d’une défense conventionnelle européenne qui, non seulement ne ferait pas le poids, mais renforcerait les risques de guerre. À ce jour, aucun concept stratégique n’a démontré une efficacité supérieure à celui de la dissuasion nucléaire pour éviter les risques de guerre tout en garantissant la souveraineté. Le vrai débat doit porter sur la prise en charge de la stratégie de dissuasion par les Européens eux-mêmes, non sur sa suppression dans le cadre d’un marché de dupes ».
La Grande-Bretagne serait-elle disposée, de concert avec la France, à engager sa force nucléaire dans une stratégie de défense européenne ? La controverse est ouverte depuis longtemps, et il faut bien reconnaître que la constitution des arsenaux français ou britanniques ne se prête pas à une telle extension de leur rôle. Cependant, Jacques Isnard, dans Le Monde du 10 mars 1988, faisant référence à un propos du Premier ministre français, entrevoit une possibilité :
« Le S4, tel qu’il est aujourd’hui conçu par les techniciens, a une particularité : sa trajectoire tendue (avec un apogée de 300 kilomètres pour des distances de l’ordre de 3 500 kilomètres) et son extrême précision d’impact devraient lui permettre d’atteindre des objectifs défendus, c’est-à-dire des cibles militaires. Autrement dit, avec le S4, la panoplie française est complétée par un missile qui relève de cette zone grise ou floue, en tout cas ambiguë, des armes à la fois stratégiques et préstratégiques… En schématisant à l’extrême une conception qui, en réalité, est davantage en demi-teinte, un missile S4 auquel on demanderait de symboliser l’ultime avertissement de la dissuasion nucléaire prendrait des allures de Super-Pershing II. Si, de surcroît, la version mobile du S4 voyait le jour, ce nouveau modèle de missile deviendrait, à sa façon, un maillon de l’arsenal nucléaire français au profit de l’Europe ».
Notre confrère n’extrapole-t-il pas un peu vite ? Que le S4 permette à la France de délivrer un ultime avertissement « sur le sanctuaire d’un agresseur éventuel » présente l’avantage de surmonter les objections allemandes à l’emploi du Pluton ou même du Hadès ; est-il pour autant en mesure d’assurer la défense de l’Europe occidentale lorsqu’on connaît les capacités de rétorsion de l’Union soviétique ?
En promouvant la stratégie de la riposte graduée, les États-Unis se montrèrent fort prudents ; ils l’ont encore prouvé dans leur intervention au Honduras. Ainsi que l’observe Charles Lambroschini dans Le Figaro du 18 mars : « En ordonnant l’envoi de 3 200 parachutistes au Honduras, Ronald Reagan visait paradoxalement un objectif essentiellement politique. Le président américain veut faire une double démonstration. D’abord celle-ci : c’est Daniel Ortega qui a choisi l’escalade en intervenant militairement au Honduras. Les États-Unis se contentent de répliquer par un avertissement, une réponse limitée qui exclut l’utilisation de la force… Deuxième but poursuivi par Ronald Reagan : obliger le Congrès à faire face à ses responsabilités. Les parlementaires avaient estimé que les perspectives de règlement diplomatique rendraient inutile l’assistance aux Contras ». Pour l’éditorialiste de Libération, du même jour, Gérard Dupuy, il s’agit d’un coup de sang destiné à bien montrer que les États-Unis ne sont pas disposés à transiger dans les domaines qui leur semblent cruciaux :
« La gesticulation militaire de Reagan a plusieurs buts. D’une part, il lui faut dramatiser la situation pour des motifs de simple politique intérieure, pour contrer le Congrès. Mais aussi il faut bien que les États-Unis, engagés avec l’Union soviétique dans toute une série de compromis dans lesquels ils sont loin d’avoir l’initiative, ne paraissent pas trop à la remorque des événements… Quand on a promis que « America is back », il faut bien faire quelque chose pour montrer qu’elle n’est pas away ».
Certains commentateurs ne voulurent voir dans cette opération ponctuelle qu’une manifestation de la volonté de puissance des États-Unis en Amérique latine, tandis que l’éditorialiste du Monde (19 mars) redoutait que cette initiative ne mît un point final aux pourparlers engagés au Nicaragua avec l’opposition. Notre confrère émettait cependant l’hypothèse qu’en la circonstance Moscou n’en vienne à donner des conseils de modération aux sandinistes. Ce serait donc à une double pression qu’ils auraient cédé, puisqu’un accord est intervenu avec la Contra, ce qui justifia le rappel des troupes américaines. Comme l’écrivait Le Monde :
« Le message n’en est pas moins fort explicite : ce n’est pas tous les jours que les États-Unis envoient de toute urgence un tel contingent militaire hors de leurs frontières. L’Histoire est lourde d’interventions américaines en tous genres, aussi bien en Amérique centrale que dans les Caraïbes. Le président Reagan écrivait d’ailleurs il y a moins de deux ans, dans un rapport secret au Congrès qui a bien sûr fait l’objet de fuites, que l’usage de la force militaire en Amérique centrale devait être considéré avec réalisme comme une possibilité si les solutions politiques échouaient ».♦