Les débats
• Parler de l’Alliance atlantique, c’est aussi évoquer son environnement géographique : il a souvent été question d’étendre la zone couverte par l’Otan. Qu’en pensez-vous ?
Le problème tient à la disparité entre les partenaires de l’Alliance. Il est évident que les États-Unis ont une politique mondiale ; ils ont donc une certaine tendance à mélanger leurs intérêts diplomatiques avec ceux de l’Alliance. Il arrive que l’affaire se justifie comme en 1962 où le général de Gaulle n’a pas hésité à soutenir les États-Unis à propos de Cuba. Mais il est d’autres domaines où le risque est plus grand : dans l’océan Indien par exemple où nos intérêts ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux des États-Unis. Il en va de même dans le Pacifique. C’est pourquoi lorsque les Européens ne prennent en considération que les limites fixées par le traité, ils n’adoptent pas une attitude si mauvaise qu’on a pu le dire. Est-ce que ce sera toujours possible dans l’avenir ? C’est une tout autre question. Je crois qu’au-delà de l’an 2000, les problèmes Nord-Sud et du monde vont peut-être l’emporter sur ceux existant entre l’Est et l’Ouest. À ce moment-là, il n’est pas impossible que l’Organisation atlantique, revue et corrigée, ait à s’occuper de l’ensemble des affaires du monde.
• La double décision de l’Otan de 1979 était-elle si justifiée qu’on a bien voulu l’affirmer ? Est-il bon d’avoir constamment à se justifier vis-à-vis de l’adversaire ? On recommence à propos de la modernisation des armes nucléaires à courte portée. Or, à force de se placer toujours en position de négocier, d’avoir à se justifier, nous adoptons une démarche qui est quelque peu inquiétante.
En 1979 on n’avait pas le choix entre déployer les Pershing II et les missiles de croisière en Europe et la double décision qui a été adoptée, mais le choix entre rien du tout et les SS-20. En fait, c’est ainsi que le problème politique se présentait. Donc il valait mieux poser le dilemme à l’URSS : négocions ou nous déployons. La victoire du monde occidental a été la mise en place des missiles, ce qui a contraint les Soviétiques à revoir leur attitude.
• N’y a-t-il pas une limitation du rôle de l’Alliance atlantique à celui de liaison et non de décision ? Et, puisque la négociation sur les armes conventionnelles et la conservation des armes nucléaires de théâtre sont liées, le rôle dévolu à l’Alliance n’a-t-il pas pour corollaire un aménagement de notre liberté d’initiative en matière de réduction des armements ?
En dépit de ce qu’on affirme, l’arme nucléaire de l’Alliance atlantique demeure une arme américaine. Dans ces conditions, la dissuasion nucléaire ne repose pas au sein de l’Alliance, mais bel et bien aux États-Unis. D’où toute la difficulté, car les Européens ont le droit de se défendre mais n’ont pas la possibilité de décider du recours à l’arme atomique. Nous intervenons, nous Français, avec une liberté de décision, et si nous gênons, nous rendons service car nous apportons une incertitude supplémentaire. Pour sortir de cette situation il conviendrait qu’il y ait une défense européenne : or le président américain n’est pas plus disposé que nous à partager la dissuasion nucléaire, et surtout les autres pays européens n’en veulent pas.
La seule tentative qui ait été faite d’une force multilatérale nucléaire à l’initiative des États-Unis a échoué par la faute des Européens qui n’avaient nullement envie d’avoir le doigt sur la détente comme le leur proposaient les Américains dans des conditions qui, du point de vue tactique, étaient grotesques.
À propos de l’option triple zéro, il ne faut pas se voiler la face : nous allons arriver en ce domaine à une situation qui sera fort difficile pour nous Français. Si, en ce qui concerne le nucléaire stratégique, la dimension de notre arsenal nous met à l’abri des réductions que décideront les superpuissances, il en va différemment pour ce qui est du nucléaire tactique. Si Américains et Soviétiques se mettaient d’accord sur la suppression des armes à courte portée et que pour notre part nous refusions d’éliminer les nôtres, il ne fait pas de doute que Moscou prendrait la décision d’en garder autant que les Français, ce qui inclinerait les États-Unis à faire de même. Nous serions alors accusés d’avoir fait échouer la négociation.
Tant que nous n’aurons pas persuadé l’ensemble des Européens que l’arme nucléaire est indispensable à la défense du continent, nous n’avancerons jamais dans ce domaine. C’est la difficulté essentielle. Il faut que les dirigeants européens prennent conscience que nous ne pouvons pas nous passer de l’arme nucléaire en Europe. L’arme stratégique n’est guère mise en cause, mais a-t-on besoin de l’arme tactique ? Il faut être en mesure de dissuader à tout échelon de l’escalade ; par conséquent, elle est utile et si nous apparaissons comme une gêne au désarmement, c’est moins par le fait de posséder des armes nucléaires que pour affirmer que de telles armes sont indispensables à notre sécurité en Europe.
• Est-il possible de se faire une idée du stade qu’a pu atteindre la coopération en matière d’armements, et le GEIP peut-il être l’un des instruments essentiels de cette coopération ?
La proportion des armes construites en coopération est fort variable selon les secteurs techniques. Par exemple, une grande majorité de nos missiles a été réalisée en coopération franco-allemande exception faite de nos missiles balistiques. Par contre, dans le domaine de l’aviation, le volume de la coopération est faible et même en extinction. Il y a eu le Transall, l’Alphajet, le Jaguar, mais aujourd’hui il n’y a plus de coopération active dans le domaine des matériels aériens, sauf en ce qui concerne les hélicoptères. Les armes terrestres ne sont plus guère déployées en coopération et le projet de char franco-allemand a été abandonné. En construction navale, le seul programme un peu significatif concerne le chasseur de mines tripartite, avec les Belges et les Hollandais. Actuellement, on voit repartir une coopération dans certains secteurs comme l’espace avec Hélios, les systèmes sol-air d’antimissiles futurs, avec l’Italie. Pour éviter l’interférence de nombreux organismes, il conviendrait que le GEIP prenne une certaine consistance ; il existe une tendance des pays européens à cet effet, mais c’est encore bien timide.
• Il est un lien entre le débat sur le poids du fardeau et l’existence d’un marché privilégié de l’Alliance pour l’industrie américaine. C’est un point central. Par ailleurs, le choix fait par notre pays d’une dissuasion indépendante n’a-t-il pas été l’un des facteurs ayant joué favorablement dans le développement des percées françaises en matière d’exportation d’armements ? Mais ce facteur ne joue-t-il pas plutôt à notre détriment au sein de l’Alliance ?
Il y a effectivement de la part des Américains une contradiction à vouloir demander aux pays européens un accroissement de leur effort tout en essayant d’en retirer la plus grande part des bénéfices économiques. Les États européens seraient sans doute plus enclins à accentuer leur effort de défense s’ils étaient sûrs que l’argent ne va pas systématiquement vers les États-Unis. Pour ce qui concerne la France, il est certain que notre attitude d’indépendance a été un argument valable pour acquérir des marchés à l’exportation, en particulier vis-à-vis de pays qui souhaitaient ne pas dépendre trop étroitement de l’un ou l’autre des deux Grands. Ces marchés ne sont plus aujourd’hui que des marchés de renouvellement et nos exportations en pâtissent ; il conviendrait de recentrer notre stratégie commerciale vers les pays plus industrialisés et en ce sens la croissance des relations européennes apparaît comme une nécessité.
• Notre industrie d’armement a son origine dans le fait qu’elle a pu se développer largement en dehors de la Communauté européenne. Si l’on considère que l’armement de nos partenaires provient en grande partie des États-Unis, est-il concevable que nous conservions, dans l’Europe de 1993, une industrie d’armement autonome qui reste tout de même le support inévitable d’une défense indépendante ?
Notre industrie d’armement dispose de points forts, notamment en ce qui concerne le niveau technologique et, par exemple, dans les missiles tactiques nous sommes largement au niveau des Américains. Il en est de même dans les transmissions, l’électronique. Un certain nombre de nos difficultés viennent de technologies plus « basses » et cela ne vaut pas que pour l’armement : il s’agit d’une situation générale. Alors, pourra-t-on conserver une industrie d’armement autonome ? Certainement pas dans tous les domaines, et c’est là que l’affaire devient difficile : jusqu’où doit-on garder notre indépendance, jusqu’où peut-on faire confiance à nos alliés et accepter de dépendre d’eux ? Nous touchons là au domaine de la politique.
• La convergence de la technique devrait rendre les états-majors européens plus en accord les uns avec les autres, a-t-on dit. Or, il y a en Europe des gens qui ont une préoccupation du théâtre centre-européen et d’autres qui, par nature, à cause de leur empire d’autrefois, ont la préoccupation du monde : ce sont les Anglais et les Français. Si donc il y a une incapacité à conserver toutes les compétences, est-ce qu’il ne serait pas convenable de réfléchir dès maintenant à la façon dont peuvent, en Europe, se partager ces compétences ? Il vaut mieux utiliser l’expérience passée plutôt que de la négliger.
Effectivement la vocation de chaque armée, notamment des marines, n’est pas la même d’un pays à l’autre, mais cela ne nécessite pas que la France et l’Allemagne aient des chars différents ou des avions de combat concurrentiels.
• Le rationalisme n’est qu’une petite partie de notre héritage intellectuel et moral. Oublierait-on la notion de bien commun qui comporte celle de liberté ? Pourquoi y aurait-il opposition entre la nation et la valeur de liberté ?
Ni les Églises, ni le XVIIIe siècle n’ont jamais dit que bien commun voulait signifier bien de la communauté nationale. C’est le bien commun à l’ensemble des hommes et le problème des solidarités reste fondamental. Or en 1948-1949, nous avons affirmé qu’il y avait solidarité d’une civilisation fondée sur des valeurs de liberté, ce qui impliquait que le bien commun était celui de tout le monde simultanément.
• Si l’opération Gorbatchev va plus loin qu’on ne le croit généralement, la masse de la nation russe subsistera et posera un problème d’équilibre tout comme la masse d’une nation allemande réunifiée en poserait en Europe en général et à nous Français en particulier. On ne peut guère sortir du poids de son histoire nationale. Il ne faut pas amoindrir la cohésion de nos forces sous prétexte qu’elles gêneraient la compréhension à l’étranger. On ne doit pas se priver du sentiment national afin de ne pas exaspérer tel ou tel voisin. De Gaulle affirmait qu’il y avait un pacte multiséculaire entre la France et la liberté, pourquoi ne pas s’en prévaloir ?
Il s’agit d’une caricature de l’histoire. Ce pacte avec la liberté, de Louis XVIII à Napoléon III en passant par les conquêtes coloniales ne correspond pas à la véritable écriture de l’histoire. Il s’agit d’un passé transfiguré par nous et nous seuls, il ne nous donne aucun droit particulier, il ne nous incite pas à une attitude de solidarité.
• Actuellement, le Pacte est largement bordé de pays membres de l’Alliance. Ce ne serait plus le cas si nous en étendions la zone au sud du tropique ou encore à l’océan Indien. Nous donnerions alors aux pays du Tiers-Monde l’impression d’impérialisme et nous fournirions à l’Union soviétique un motif de propagande anti-occidentale. On a beaucoup parlé de l’Alliance atlantique, mais je n’ai pas entendu que lui étaient opposés les pays du Pacte de Varsovie. Il n’a été question que de l’Union soviétique. Puisqu’il s’agit de la prospective de l’Alliance, n’y aurait-il pas lieu de voir aussi quelle pourrait être l’évolution du Pacte ?
Il vaut mieux, en effet, que l’Organisation atlantique reste dans ses frontières. Alors que l’Alliance est une association de nations volontairement réunies, il n’en va certainement pas de même du Pacte de Varsovie. Lorsque nous parlons de désarmement et de conférence de sécurité en Europe, de quoi parlons-nous ? De réduire les difficultés dans les relations Est-Ouest, mais aussi entre le Pacte de Varsovie et l’Union soviétique en cherchant notamment à voir quelles relations nouvelles pourraient s’établir aussi bien entre nous et l’URSS qu’entre celle-ci et ses partenaires. Donc la politique à l’Est, l’Ostpolitik comme disent nos amis allemands, est une composante inséparable de toute la diplomatie de l’Alliance. Il s’agit maintenant de savoir comment M. Gorbatchev va gérer l’opération qu’il a entreprise vis-à-vis des nationalités. Je crains que ce soit le point sur lequel il trébuche et qu’à ce moment-là un certain nombre de personnages, qui au Kremlin n’apprécient pas son action, tentent de reprendre les rênes, avec les risques attachés à ce revirement.
• Soulever le problème de l’Europe centrale, de la Mitteleuropa, du point de vue soviétique, est une chose mais à l’inverse quelle interrogation pouvons-nous avoir, à l’Ouest, si à l’intérieur de l’Alliance se développe une tentation neutraliste ?
Certains pensent en effet que l’Allemagne préfère la réunification à l’alliance à l’Ouest, ce qui l’inclinerait au neutralisme. Ce danger n’est guère réel car il supposerait deux choses : d’abord que l’URSS se satisfasse de cette situation de neutralisation de l’Europe centrale dont les pays pourraient ensuite modifier leur attitude ; d’autre part, il n’est pas sûr que l’Allemagne occidentale accepte de se détacher de certains idéaux démocratiques au profit d’une situation nouvelle dont elle ignore l’évolution.
On a parlé de désarmement, de changement des rapports Est-Ouest, de détente, mais jamais de l’arme psychologique utilisée de tout temps par l’Union soviétique. Or, il est certain que ce phénomène joue sur nombre d’Allemands et cela transparaît en particulier dans les déclarations des intellectuels et des professeurs, ce qui ne peut que nous inquiéter. Toutefois, ceux-ci n’ont qu’une audience limitée dans la population qui reste beaucoup plus prudente, à l’instar des membres du gouvernement. On sait en RFA que la volonté de détente affichée par M. Gorbatchev est bien moins profonde qu’il ne le dit. De plus, la RDA est le pays qui prouve par son attitude qu’il n’y a pas vraiment de détente. Dans ces conditions, il ne faut pas s’attendre à une modification du statu quo. Qu’on ne cite pas l’attraction commerciale, car pour la RFA il ne s’agit que de faire passer ses échanges avec l’Est de 4,5 % à 6 % de ses exportations. L’Allemagne fédérale est bien plus intéressée par la mondialisation de son commerce. Et sur le plan politique, ne voit-on pas des leaders comme M. Lafontaine, qui en 1968 se déclarait foncièrement anti-atlantiste, se présenter désormais comme des partisans du statu quo ? Enfin, quand on évoque le danger des verts ou des alternatifs, on oublie qu’en ce domaine il y a usure et même scission. Le danger est donc moins grave qu’on ne veut le dire en France.
• On a beaucoup parlé de renforcer l’effort européen de défense ; c’est un serpent de mer, car tout tourne autour d’une résurrection de l’UEO et en dépit des quelques progrès enregistrés ces dernières années, les chances de constituer un pilier européen ne sont pas très grandes. De plus notre principal partenaire, la RFA, reste fondamentalement attaché à l’alliance américaine. Quant à la Grande-Bretagne, on connaît ses liens avec les États-Unis. Alors y a-t-il une autre voie ?
Il n’existe probablement pas d’autre solution au problème que va poser l’évolution de l’Alliance atlantique qu’une prise de conscience par l’Europe du pôle qu’elle constitue au sein de cette Alliance, pôle qui doit manifester une certaine autonomie. Si nous ne parvenons pas à résoudre ce problème, nous aurons les plus grandes difficultés à gérer l’Alliance dans les années à venir. L’existence d’un pilier européen n’est pas incompatible avec elle. Certes nos voisins anglais ont une conception différente car ils sont liés aux États-Unis. Nos amis allemands sont encore trop craintifs, ils redoutent qu’avec une défense européenne ils soient moins protégés que par le bouclier américain auquel il n’est pas question de renoncer. Quant à l’UEO, c’est un pis-aller pour le moment. Et cela comporte un risque énorme, car par ce jeu nous pourrions être amenés à nous conformer à l’Alliance atlantique à un point où il n’y aurait plus de spécificité de notre position, et où la France, sans être membre de l’Otan, s’alignerait pratiquement sur toutes ses thèses.
• Est-ce qu’on ne pourrait pas avancer la thèse d’un gouvernement de la RDA cherchant à saboter la perestroïka, créant artificiellement une tension de manière à faire échouer toute détente ?
L’hypothèse est possible, mais il en est une autre : qu’il puisse y avoir un partage des tâches entre l’Union soviétique et la République démocratique allemande. Moscou ne peut ignorer que dans les rapports interallemands le problème fondamental est le respect des droits de l’homme et des libertés humaines.
• La participation de la France au Groupe de planification nucléaire est-elle souhaitable et possible ? D’autre part, ne conviendrait-il pas de revoir le mode de commandement de l’Otan de façon à sauvegarder l’identité nationale des corps se trouvant sous des états-majors composites ?
La France n’est pas seule à être absente du cénacle des feux nucléaires ; la planification reste d’ailleurs le fait des Américains. Ce serait une modification sérieuse de notre position que d’y participer. S’agissant des commandements, au sein de l’organisation intégrée, la plupart des commandants ont effectivement deux casquettes : celle du commandement intégré et celle des forces de leur pays. C’est pourquoi le raid sur Tripoli a été élaboré entre un Américain disposant d’un commandement intégré et un Anglais dans la même situation sans que les autres responsables des nations intégrées dans ce commandement aient la parole. La réforme envisagée n’est assurément pas d’actualité.