Défense dans le monde - Les transferts de technologie vers l'URSS
Revendiqués comme un droit par les uns, considérés comme un risque d’ordre stratégique ou commercial par les autres, les transferts de technologie occupent tout naturellement une place de premier plan au sein des préoccupations de l’ensemble du monde politique, économique et bien sûr militaire.
Ces transferts, en effet, recouvrent par définition un éventail très varié d’échanges d’informations et de savoir-faire techniques, dont la transmission incontrôlée est logiquement jugée dangereuse, donc inadmissible, s’il s’agit de se protéger d’un concurrent ou d’un adversaire.
Sans préjuger de l’avenir, l’URSS, alliée d’hier, adversaire potentiel d’aujourd’hui, partenaire possible de demain, représente un cas exemplaire des difficultés de conduire une politique suivie et cohérente en la matière. Les incertitudes entraînées par l’ouverture actuelle, que certains déjà jugent irréversible, conduisent à se pencher sur les fluctuations historiques de ces types de transferts avec leurs modes légaux ou illicites, leurs finalités présumées ou réelles, avec leurs résultats véritables ou supposés, recherchés ou imprévus.
L’intérêt des Russes pour la recherche scientifique relève d’un constat historique. Les premières manifestations de cette curiosité datent de Pierre le Grand, qui a ouvert les portes de son empire aux apports technologiques empruntés à l’Occident.
Au début du XXe siècle, la Russie tsariste importait largement non seulement les technologies mais encore les capitaux occidentaux (les fameux emprunts russes). Afin d’accélérer son essor industriel, elle n’hésitait pas à faire appel à de nombreux techniciens, ingénieurs et conseillers étrangers.
Dès la fin de la révolution bolchevique, le nouveau régime ne trouva pas, non plus, de meilleure ressource que de faire appel à l’aide technologique étrangère. Durant cette première étape cruciale, dite de la NEP (Nouvelle politique économique), le monde capitaliste s’empressa déjà de voler au secours de l’économie soviétique. Les premiers accords, signés en 1923, concernaient les industries chimiques, mécaniques, électrotechniques, métallurgiques et charbonnières.
Malgré l’interruption de la NEP, cette politique d’appel à l’aide étrangère fut poursuivie, avec des hauts et des bas. L’apport des sociétés européennes fut relayé au cours des années précédant la Seconde Guerre mondiale par celui de sociétés américaines. Cette aide ne fit d’ailleurs que s’amplifier durant les années de guerre par le biais du « prêt-bail » consenti aux Alliés par les États-Unis sous la forme d’équipements industriels les plus modernes. Ainsi les deux tiers des entreprises industrielles soviétiques majeures ont pu être construites grâce à l’assistance technique américaine.
L’instauration de la « guerre froide » mit naturellement un terme à ce courant. Le flux du commerce entre l’Est et l’Ouest se trouva momentanément considérablement réduit et les transferts technologiques furent placés sous haute surveillance.
La création du COCOM (Comité de coordination pour le contrôle des exportations) date de cette époque. Né sous l’égide des États-Unis, il regroupe l’ensemble des pays de l’Otan (excepté l’Irlande) ainsi que le Japon et l’Australie. Au moment où l’URSS, à son tour, s’apprêtait à accéder au rang de puissance nucléaire, il s’agissait de tout mettre en œuvre pour préserver les secrets de la haute technologie et maintenir la supériorité occidentale dans ce domaine.
Jusqu’à nos jours le cadre institutionnel ainsi créé a permis de soumettre les transferts de technologie à un contrôle et de limiter, de ce fait, une hémorragie pratiquement inévitable. Force est de constater, en tout état de cause, que le degré de sévérité apporté à l’application de ce contrôle a constamment été de pair avec les fluctuations politiques, suivant les périodes de détente et de refroidissement.
Dès la mort de Staline, en 1953, une certaine amélioration des relations Est-Ouest, consécutive à la déstalinisation, conduisit de nouveau à la conclusion d’accords commerciaux. Le début de la détente en 1965 vit l’accroissement rapide de cette coopération qui ne cessa d’augmenter jusqu’en 1979, date de l’invasion de l’Afghanistan. La baisse des échanges Est-Ouest qui s’ensuivit, intensifiée après l’instauration de l’état de siège en Pologne en décembre 1981, fut, encore une fois, de courte durée. En 1983 ces échanges entamaient une nouvelle remontée.
Aujourd’hui, dans l’euphorie engendrée par les bouleversements nés de la perestroïka, l’Occident s’interroge déjà sur l’opportunité d’assouplir les règles du COCOM et dans le même temps de favoriser les échanges avec l’URSS. Quoi qu’il en soit, s’il veut, tout en abaissant sa garde, conserver la maîtrise du jeu, il lui faudra, en permanence, être capable d’évaluer au plus près l’hémorragie réelle des transferts technologiques (légaux ou illicites).
La description, plus ou moins romancée, de ces modes de transferts a fait suffisamment l’objet de publications pour qu’il soit superflu de s’étendre sur ce sujet. Pour mémoire, une distinction est communément faite entre ce qui est obtenu de manière commerciale et les autres modes d’acquisition (informelles ou illégales). La première catégorie englobe les licences, les usines clé en main, les coproductions ou associations, et la deuxième catégorie l’ensemble de ce qui est extrait, copié, détourné ou tout simplement « piraté », en marge des circuits commerciaux normaux.
L’Union soviétique s’est donné comme objectif prioritaire la récolte d’acquis scientifiques, plus ou moins bien gardés à l’étranger. Force est d’admettre qu’elle est loin d’être seule. Cette « grande rapine » est un des volets visibles de ce qu’il est convenu d’appeler la « guerre scientifique », face à laquelle il serait inconscient de ne pas se prémunir.
Mais ce n’est un secret pour personne qu’en politique comme en affaires rien n’est tout à fait innocent. L’éclat d’un succès peut cacher les germes d’un revers potentiel. De même que les finalités présumées sont loin d’être toujours les finalités réelles, les résultats véritables sont parfois différents de ceux supposés. Si certains sont ceux recherchés, d’autres sont les conséquences de l’imprévu. Si l’objectif commun des transferts de technologie vers l’URSS est de renforcer les relations entre les deux blocs, il ne doit pas masquer d’autres considérations essentielles.
Nul ne doute que l’appel à l’aide étrangère soit pour l’URSS lié à la nécessité d’apporter une réponse aux besoins économiques du pays. Par ailleurs le fait qu’elle ait exploité les périodes de détente pour accéder aux techniques les plus modernes est indéniable. L’atteinte du résultat recherché peut apparaître, de prime abord, entièrement bénéfique. Pourtant, ce renforcement de ses assises industrielles par le biais de l’aide étrangère n’est pas exempt de conséquences imprévues et certainement non recherchées. Ainsi, les transferts de technicité venant de l’Occident sont inséparables d’apports d’influences capables de conduire à des changements fondamentaux des mentalités, entraînant à leur tour ceux des caractéristiques de base du régime. Véhicules d’idées, leur assimilation implique des réajustements et la remise en cause du système. C’est un des effets de la Perestroïka. Jusqu’ici, le système privilégiait la production sans tenir compte ni de la qualité, ni de la productivité, ni des économies de matières premières. Dans ce contexte, une entreprise qui n’innovait pas avait bien plus de chances d’atteindre les objectifs du plan, l’innovation faisant figure de risque inutile.
L’Occident n’a jamais caché qu’au-delà de considérations stratégiques et commerciales, il établissait un lien étroit entre sa coopération et la poursuite d’objectifs de politique étrangère. Ce lien est devenu un principe de base pour la politique étrangère occidentale. Il vient d’être rappelé, catégoriquement, lors de la réunion des chefs d’État européens à Paris, le 18 novembre 1989. Au lendemain de cette réunion des « Douze », sans préjuger des options, orientations et décisions qui ne devraient pas manquer d’être prises dans un proche avenir, nul ne peut douter que le contenu de la page qui s’ouvre est rempli d’incertitudes.
En tout cas, il est certain et logique que l’aide qui sera vraisemblablement accordée à l’URSS, comme aux pays d’Europe centrale, comportera des transferts de haute technologie. Il serait prudent de ce point de vue de ménager la possibilité de contrôler leur finalité. L’histoire est là pour nous rappeler que l’URSS a, chaque fois, su habilement utiliser les périodes de coopération ou de détente avec l’Ouest pour se renforcer aux dépens de ce dernier, sans qu’aucun des buts essentiels de la domination soviétique ait changé.
Le souhait du succès de la Perestroïka, l’attrait de nouveaux marchés, les perspectives d’ouverture, s’ils risquent logiquement de conduire l’Occident à baisser sa garde, ne devront pas lui faire oublier la vigilance. ♦