Ramses 90
Comme le savent maintenant nos lecteurs, puisque nous avons eu l’honneur de leur présenter le Ramses depuis sa création il y a huit ans, la traduction française de ce hiéroglyphe est : Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies. Tiré à 30 000 exemplaires et largement diffusé à l’étranger, la parution de cet ouvrage, qui est l’œuvre collective de l’Institut français de relations internationales, est devenue un des événements majeurs de la saison d’automne, événement d’autant plus digne d’être célébré cette année qu’il coïncide avec le 10e anniversaire de la création de l’Ifri. On sait en effet que, sous l’impulsion de Thierry de Montbrial, cet organisme a réussi à animer chez nous une réflexion de haut niveau sur les grandes questions géopolitiques d’actualité, acquérant ainsi une réputation internationale qui le place maintenant à égalité avec les meilleurs « think tanks » étrangers.
Le plan du Ramses 90 est conforme à une tradition maintenant bien établie, c’est-à-dire qu’il comporte deux parties consacrées respectivement à des revues panoramiques de la situation internationale dans le domaine politique et dans le domaine économique, alors que les deux autres parties traitent de thèmes d’une particulière actualité. Cette année ont été ainsi retenus : la prolifération des armements dans le Tiers-Monde et les succès de la « nouvelle Espagne ».
Les revues panoramiques de Ramses 90 s’arrêtent à juillet 1989, comme l’exigeaient les délais d’édition de l’ouvrage. Mais malgré l’évolution de plus en plus accélérée de l’histoire depuis cette date, les coups de projecteurs qu’il donne sur les événements de l’année écoulée restent très perspicaces. Dans le domaine politique, ils concernent plus précisément, pour reprendre la terminologie adoptée : la fin d’une époque qui met « le socialisme en question », l’URSS en mutation, les États-Unis de l’« après Reagan », les chemins de la détente et du désarmement, les espoirs et les appréhensions perceptibles au Proche-Orient, les montées des puissances régionales en Asie, les problèmes de la drogue dans les deux Amériques. Et dans le domaine économique, ils s’arrêtent en particulier sur les sujets suivants, en reprenant là encore le vocabulaire imagé de l’ouvrage : l’embellie sur fond d’incertitude de l’économie mondiale, le déclin industriel américain, le mythe d’une Asie autonome, les points d’interrogation de l’Europe 1993.
De toutes ces analyses, Thierry de Montbrial a fait dans son introduction à l’ouvrage une brillante synthèse. Il y considère avec une particulière attention, comme il se doit, « la révolution d’apparence pacifique qui secoue l’Union soviétique ». Rappelant que « réformer est toujours un art difficile », et constatant que « l’observateur le plus optimiste a du mal à discerner des signes d’un retournement favorable de la situation économique », il conclut que « le talent de Mikhaïl Gorbatchev ne suffira pas à reporter indéfiniment le moment où, pour survivre politiquement, il lui faudra soit enregistrer des progrès économiques objectifs, soit revenir à la manière forte ». Il observe par ailleurs que la grande réussite de Gorbatchev a été auprès de l’opinion publique internationale, « tout se passant comme si le chef de l’État soviétique comptait sur les Occidentaux pour arranger ses affaires ». Mais il rejette alors comme irréaliste l’idée de faire crédit à l’URSS, en contrepartie d’engagements précis sur sa politique économique, car « la conditionnante s’applique aux petits, jamais aux grands », et « ce n’est pas en versant de l’eau dans un tonneau percé qu’on le remplit ». En bref, c’est une grande prudence que notre auteur recommande aux Occidentaux sur ce sujet.
Nous n’avons pas la place ici d’évoquer les autres idées très intéressantes lancées par le directeur de l’Ifri dans cette introduction au Ramses 90, en particulier sur nos relations avec les autres pays de l’Europe de l’Est, l’avenir de la dissuasion et celui de la Communauté européenne. Mais depuis sa rédaction, les événements se sont précipités à un point tel que les perspectives sur tous ces sujets deviennent parfois vertigineuses. C’est ce que les amis de l’Ifri ont eu l’occasion d’éprouver tout récemment, lors d’une de ces conférences-débats que l’Institut organise au moins une fois par semaine, en écoutant Hélène Carrère d’Encausse exposer « la décomposition de l’empire soviétique ». La question qu’on peut poser alors est la suivante : devant ce gâchis, l’armée et le KGB, piliers semble-t-il encore solides de cet empire, vont-ils rester passifs ? À quoi l’éminente soviétologue a répondu en substance : ces organismes sont à l’image du reste, c’est-à-dire qu’ils sont devenus ambigus ; le régime est en effet déligitimé ; le contrat social n’existe plus ; le Parti a perdu le contrôle de la situation ; aucun début de solution n’est en vue, il y a faillite et tout le monde en a maintenant conscience.
Et au moment où nous écrivons ces lignes, le même phénomène se développe dans tous les pays de l’Europe de l’Est, en particulier en République démocratique d’Allemagne (RDA) où l’on ose poser maintenant, alors que cela aurait été impensable il y a encore quelques semaines, ce qu’il était convenu d’appeler pudiquement « la question allemande ». Cette dernière est « primordiale pour l’Europe », avait souligné Thierry de Montbrial dans un récent article, ajoutant que, si l’URSS est bien une puissance européenne, il doit être clair qu’elle ne fait pas partie de l’Europe. Ses conclusions avaient été alors : « Nous devons aider de toutes nos forces la démocratie des pays de l’Europe et favoriser leur affranchissement de l’impérialisme soviétique ; mais nous devons atteindre ce but, désormais à notre portée, sans bouleverser l’équilibre européen, car nous ne serions certainement pas prêts à en assurer les risques ». Voici donc le genre de réflexion de première importance que suscite la lecture du Ramses 90 ou la fréquentation de ses auteurs, lesquels, rappelons-le, entretiennent des contacts permanents avec leurs homologues du monde entier et élaborent donc leurs analyses à partir des meilleures sources.
Comme nous l’avons dit plus haut, outre ces revues conjoncturelles, le Ramses 90 comporte aussi deux études de fond, dont la première concerne la prolifération des armements dans le Tiers-Monde et les nouveaux problèmes qui en résultent pour la sécurité internationale. Le dossier ainsi constitué est particulièrement solide ; il expose d’abord comment depuis le début de la décennie une quarantaine de pays du Tiers-Monde sont devenus producteurs d’armements (en tête Israël, Égypte, Irak, Taïwan, Afrique du Sud, Brésil), alors que tout récemment encore ils étaient étroitement dépendants des deux Grands (l’URSS exportait ses armes pour 80 % vers l’Angola, Cuba, l’Inde, l’Irak, la Libye et la Corée du Nord, et les États-Unis pour 65 % vers l’Égypte, Israël, le Pakistan, l’Arabie saoudite et la Corée du Sud). Une prolifération horizontale des armements s’est ainsi substituée à la prolifération verticale de jadis. À cette évolution s’est ajoutée une prolifération technique, et en premier lieu celle des armements chimiques (en Irak et en Iran bien sûr, mais aussi en Égypte, Israël, Syrie, et probablement également en Libye, Éthiopie, Angola, Afrique du Sud, Thaïlande, Vietnam, les deux Corée). Elle est d’autant plus inquiétante qu’elle s’accompagne de celle des missiles balistiques (une vingtaine de pays du Tiers-Monde en possèdent aujourd’hui qui proviennent d’anciennes livraisons d’URSS et des États-Unis, souvent améliorés localement, et plus récemment de Chine, ou encore des nouveaux producteurs que sont l’Argentine, le Brésil, l’Inde et Israël). Mais le « spectre de la prolifération nucléaire » a dans le même temps reculé, ce qui constitue un succès pour le Traité de non-prolifération (TNP), ainsi que pour l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et pour le Club de Londres, depuis que ce dernier a pris des dispositions pour limiter les transferts des technologies les plus répandues. Le club des puissances nucléaires ne s’est ainsi augmenté jusqu’à présent que de quatre nouveaux membres « officieux » (Israël, Afrique du Sud, Inde, Pakistan), mais on cite sept autres pays « du seuil », c’est-à-dire capables de les rejoindre dans des délais compris entre cinq et quinze ans (Argentine, Brésil, Mexique, Irak, Iran, Taïwan, Corée du Sud). Telle est donc brièvement résumée la situation des proliférations en cours que présente ce dossier dans sa première partie, en l’assortissant de cartes et de tableaux récapitulatifs, ainsi que d’encarts concernant certaines précisions techniques. Sa seconde partie traite ensuite des conséquences de cette situation pour la sécurité internationale, et plus généralement de celles de l’évolution du marché des armements. Elle s’interroge alors pour savoir si elles constitueront dans l’avenir des facteurs de stabilité ou d’instabilité, autrement dit si elles favoriseront l’escalade ou au contraire la dissuasion. Elle pose ainsi la question de la portée internationale des futurs conflits régionaux, et des risques qu’ils comporteront pour les puissances occidentales. Et elle conclut que le désarmement va devenir également un sujet d’actualité pour les pays du Sud, tout au moins à l’échelle régionale.
Le dernier dossier présenté par Ramses 90 concerne, nous l’avons dit, la « nouvelle Espagne ». Il analyse ainsi successivement la transition de la dictature à la démocratie, l’Espagne « plurielle » aux « dix-sept autonomies », les hommes et les paradoxes de la démocratie espagnole, la place de l’Espagne dans le concert des nations, l’essor et les faiblesses de son économie, et enfin l’« Espagne au présent », c’est-à-dire la révolution de ses mœurs et son actuelle effervescence culturelle. Tous ces sujets ont été à nouveau abordés par d’éminents responsables espagnols et français au cours d’une table ronde ayant pour thème « L’Espagne dans l’Europe de demain », qui s’est tenue le 17 octobre 1989 dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, sous la présidence de Mme Gendreau-Massaloux, chancelier des universités de Paris, afin de célébrer à la fois la présentation du Ramses 90 et le Xe anniversaire de l’Ifri. À propos de « l’Espagne et l’union monétaire », le gouverneur de la Banque d’Espagne et celui de la Banque de France tombèrent d’accord pour conclure : sans système monétaire unique, pas de marché unique. À propos de « l’Espagne et l’Europe industrielle », les ministres espagnol et français de l’Industrie, sans dissimuler les difficultés que présentent certains dossiers, se sont félicités que le centre de gravité de l’Europe se déplace désormais vers le Sud, où la croissance est la plus forte. Enfin, au sujet de « l’Espagne et l’Europe culturelle », le ministre espagnol de la Culture a insisté sur les trois apports originaux de son pays : le succès de sa démocratisation, sa créativité et sa pluralité culturelle, sa langue enfin, puisqu’elle est la plus répandue dans le monde après l’anglais. Son interlocuteur français, le secrétaire d’État pour les Relations culturelles internationales, a manifesté son accord, ajoutant que l’Europe de la culture passait, pour lui, d’abord par la Méditerranée. Ainsi l’accord fut-il parfait entre tous les interlocuteurs, et cela bien plus que ne l’exigeait une mutuelle courtoisie latine, tant il semble que l’entente soit effectivement complète actuellement entre l’Espagne et la France au sujet de l’avenir de l’Europe, comme l’a souligné le ministre français des Affaires européennes. Il s’agit là d’un événement « historique » qui justifiait bien que Ramses lui ait consacré son dossier préférentiel, et que l’Ifri en ait fait le thème illustrant son Xe anniversaire.
Au sujet de ce dernier, et pour clore la cérémonie, Thierry de Montbrial a indiqué les objectifs qu’il donnait à son institut pour les années à venir : la recherche prospective avant tout ; dans une optique « science de l’action », c’est-à-dire de stratégie, et cela afin d’aider les décideurs ; en gardant étroitement complémentaires esprit d’analyse et intuition du coup d’œil ; et en s’efforçant de conserver une totale indépendance, car la crédibilité en dépend. Pour y parvenir, nous pouvons faire confiance au dynamisme du directeur de l’Ifri et de la brillante équipe qui l’assiste. Mais dans l’immédiat, nous ne saurions trop recommander à nos lecteurs de se procurer le Ramses 90 ; il constitue en effet un document indispensable à tous ceux qui s’intéressent à l’actualité géopolitique. ♦