Défense à travers la presse
Et les alliances ? Dans un monde qui désormais vise bien davantage à la coopération qu’à l’affrontement, les observateurs discernent la précarité des alliances érigées il y a 40 ans. Il leur semble qu’un écart vient d’apparaître entre leurs intérêts, leurs objectifs et les aspirations politiques du moment. Faut-il s’en émouvoir ? De toute manière, l’évolution se fera sans hâte de façon à ne pas occasionner une rupture génératrice de nouveaux dangers.
Si l’Europe change d’équilibre, offre un nouveau visage, sans pour autant s’en trouver déstabilisée, c’est, nous assure Yves Pitette dans La Croix du 12 décembre 1989, grâce aux accords d’Helsinki (1975) :
« Le dernier vainqueur de l’automne n’est pas le moindre. C’est le processus diplomatique sans précédent qui, depuis bientôt 15 ans, a préparé ce changement pacifique. Qu’on le nomme processus d’Helsinki ou de son nom officiel, Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe [CSCE], c’est bien l’affirmation tranquille et patiente des valeurs de liberté, de dialogue et de paix qui, à travers de multiples forums, a posé les fondations des nouvelles relations intereuropéennes. Il fallait encore le coup de pouce d’une volonté politique : il est d’abord venu de Moscou avec Mikhaïl Gorbatchev. L’apport occidental, qui n’est pas le moindre, est d’avoir investi dans la confiance ».
Il n’est cependant plus question, comme le proposait naguère Moscou, d’une dissolution simultanée des coalitions militaires. Il y a donc, constate l’éditorialiste du Monde, le 6 décembre 1989, un conservatisme des blocs :
« Tout comme leurs chefs à Malte, les deux blocs se retrouvent d’accord sur une position conservatrice, la seule, il est vrai, qui soit à même de les rassurer. Des deux alliances, la plus malmenée est sans conteste le Pacte de Varsovie dont le sommet de Moscou aurait pu s’intituler : premier bilan d’une tempête… Ces transformations sont d’ailleurs loin d’être achevées et laissent planer une menace sur l’existence même du Pacte. Sans doute, après la condamnation formelle et collective de l’intervention contre le « printemps de Prague » (1968), tout le monde est-il bien d’accord pour enlever à l’organisation son rôle de gendarme. Mais le dispositif militaire actuel du Pacte résulte parfois directement de cet ancien rôle : le retrait, demandé par Prague, des troupes soviétiques de Tchécoslovaquie serait d’autant plus justifié que cette avancée de l’armée rouge en Europe centrale en 1968 n’avait été ni provoquée ni suivie par une avancée correspondante de l’Otan. L’insistance de Moscou pour lier cette question au processus de désarmement en Europe risque fort de n’être qu’un combat d’arrière-garde, tout comme les appels adressés à la Hongrie pour son maintien dans le Pacte, au mépris de son penchant naturel pour une neutralité à l’autrichienne ».
Dans Le Figaro du 4 décembre 1989, Franz-Olivier Giesbert constate qu’à l’inverse de Staline, qui jouait de sa force, Gorbatchev utilise sa faiblesse comme un judoka. Mais, au contraire de ses confrères, il n’est pas enclin à applaudir sans réserve devant l’évolution en cours :
« Faut-il se réjouir de la perspective de l’ère nouvelle ouverte par le sommet de Malte ? Sans doute, mais à une condition : que l’Europe ne soit pas, comme en 1945 à Yalta, la grande victime de l’arrangement américano-soviétique. Or, rien ne prouve encore le contraire. L’Europe a, comme le monde entier, tout à gagner à la perspective d’un accord START [Strategic Arms Reduction Treaty] qui réduirait de 50 % les arsenaux nucléaires stratégiques des États-Unis et de l’Union soviétique. Mais l’Europe pourrait avoir beaucoup à perdre avec l’accord que les deux « Grands » veulent conclure pour réduire leurs armes conventionnelles sur son continent. Mikhaïl Gorbatchev y a intérêt. Pour remettre sur pied l’économie soviétique, il lui faut diminuer le déficit budgétaire de l’URSS, donc resserrer les dépenses militaires. C’est pourtant George Bush qui, à Malte, a proposé de réduire le nombre des hommes de troupes américains et soviétiques en Europe. Certes, en ce cas, c’est Moscou qui devrait faire l’effort principal. Mais pour les États-Unis le pli serait pris. Ils risqueraient alors d’entrer dans un processus de désengagement, jusqu’à leur retrait total du Vieux Continent ».
Que les événements prennent semblable tournure ne contrarierait guère de larges fractions de l’opinion en République fédérale d’Allemagne (RFA) ou aux Pays-Bas notamment. Toutefois, aucun commentateur n’examine les répercussions qu’aura l’évolution des blocs sur les mouvements pacifistes ou neutralistes en Europe. Sans doute les éléments d’appréciation font-ils encore défaut. Aux yeux de Serge July, une chose paraît certaine : on assiste à l’ébauche d’une grande alliance, l’URSS et les États-Unis se promettant de redevenir alliés. Il s’en explique dans Libération du 4 décembre 1989 :
« Les deux supergéants restent très puissants mais ils sont tous deux, à des degrés divers, confrontés à leur propre déclin. Pour conjurer cette promesse, ils tentent de passer de la confrontation à la coopération : Malte annonce la naissance d’une nouvelle grande alliance entre les adversaires d’hier. Le processus engagé par Gorbatchev a maintenant dépassé le stade des intentions : le renoncement à la course aux armements, la décolonisation de l’Europe de l’Est, la normalisation économique de l’URSS entrent enfin dans les faits et modifient chaque jour la face du monde. Il appartenait à un sommet américano-soviétique d’acter ces événements, de jeter les bases d’une ère nouvelle… La guerre avait sa cohérence, le partenariat a la sienne : le sommet informel de Malte avait pour objet de définir les principes de la transition avant le sommet institutionnel de Washington en juin 1990 qui devrait sans doute sceller les bases de la nouvelle alliance. Qui dit partenaire dit deux choses décisives : la parité militaire d’une part, l’intégration dans les principaux rouages de la vie économique internationale d’autre part. Si toutes les difficultés ne sont pas levées sur le désarmement stratégique, la négociation est bien engagée. En revanche, il restait à mettre à niveau l’armement conventionnel où le déséquilibre était patent. La décolonisation de l’Est rend désormais techniquement impossible une offensive blindée soviétique à travers la plaine du nord de l’Europe. Là encore, le souhait de Malte consiste à parvenir en peu de temps, une année, à une parité des troupes et des armements ».
Pour l’heure, il serait abusif de parler de rupture radicale et, dans Le Quotidien de Paris du 14 décembre 1989, Philippe Marcovici souligne la continuité :
« Depuis la révolution engagée dans les pays de l’Est, l’Otan n’envisage plus ses relations avec l’ancien camp socialiste, ni même avec l’URSS, en termes de confrontation mais de coopération. Une coopération qui, dans un premier temps, se traduit, en commun avec Moscou, par une évidente recherche de stabilité. C’est ainsi que l’on a pu voir, au lendemain de Malte, les Alliés défendre un étrange paradoxe : celui du maintien du Pacte de Varsovie, considéré hier encore comme un instrument de conquête militaire. De la même façon, on a enterré à Moscou le vieux discours sur le nécessaire démantèlement des alliances militaires, pourtant ressassé depuis Staline par tous les dirigeants soviétiques, y compris par Gorbatchev au début de son règne. D’évidence, on s’accorde aujourd’hui, à l’Est comme à l’Ouest, pour penser que dans un monde devenu imprévisible, les alliances restent l’un des derniers éléments stabilisateurs. D’où la volonté commune de ne pas y toucher, tout en aménageant leur rôle en fonction de l’évolution rapide de la relation Est-Ouest. Un rôle qui pourrait devenir plus politique que militaire… Les déclarations faites à Berlin par le secrétaire d’État américain, James Baker, témoignent nettement de ce brusque changement de climat. Ce qu’il propose en fait, c’est de réactualiser l’Alliance, d’en modifier le contenu comme le fonctionnement, pour prendre acte des évolutions en cours. Ce ne sont pas là des idées creuses, mais bien l’expression d’un projet concret puisque le secrétaire d’État envisage bien une renégociation du concept de l’Otan sous forme d’un traité ou sous une autre forme. L’objectif est évident et il rejoint étroitement le souhait déjà formulé par Gorbatchev : élargir la mission de l’Otan et l’ouvrir sur des structures politiques et économiques. On conviendra qu’il s’agit là d’une conception tout à fait nouvelle et à laquelle les Européens ne peuvent qu’applaudir, dans la mesure où elle donnerait à la Communauté européenne un statut d’interlocuteur à part entière dans une organisation remodelée, où les États-Unis ne joueraient plus le seul rôle de parapluie nucléaire ».
Il est donc évident pour tous nos confrères que personne, ni dans le monde politique, ni au sein des alliances militaires, ne cherche à freiner le mouvement amorcé dans les pays de l’Est et d’Europe centrale. On en prend acte avec le souci majeur d’en contrôler les effets. La conférence de l’Alliance atlantique à Bruxelles a donné lieu aux mêmes commentaires que le sommet de Malte : les reproduire aurait pour conséquence de sombrer dans la répétition, à laquelle cette chronique n’a déjà guère échappé. ♦