De Gaulle et l’Allemagne, le rêve inachevé
M. Pierre Maillard vient d’écrire un livre très intéressant parce que très documenté et très objectif sur un sujet qui, depuis trente ans, fait l’objet de débats passionnés et la plupart du temps très injustes. Premier essai d’analyse globale et nuancée de la politique allemande du général de Gaulle, ce livre mériterait de trouver une large audience auprès de tous ceux qui portent intérêt à la politique étrangère de la France et aux relations franco-allemandes.
M. Maillard avait plus d’un titre pour mener à bien son entreprise. Ambassadeur de France, rompu aux problèmes de sécurité, il est aussi ancien élève de l’École normale et agrégé d’allemand, donc germaniste de formation. Il a enfin en sa qualité de conseiller diplomatique du général, participé directement, de 1959 à 1965, à l’élaboration d’une politique qui devait mener à l’entrevue de Colombey-les-Deux-Églises et au traité franco-allemand de 1963.
Plutôt que se livrer à une vision « kaléidoscopique » qui n’aurait pu être que le prétexte d’interprétations hâtives, l’auteur a eu pour principal souci de montrer la continuité, la cohérence globale de la politique allemande du général. Il l’a fait avec beaucoup de maîtrise grâce à une préparation minutieuse de son sujet : lecture de nombreux témoignages, consultation d’archives diverses.
Il en ressort une image du général de Gaulle, très éloignée des clichés habituels de « nationaliste attardé », celui d’un homme pensant à l’échelle humaine, décidé à tirer la leçon de ses expériences malheureuses, à s’adapter aux nécessités du futur, un visionnaire très pragmatique et très réaliste. Cette continuité de la pensée du général, M. Maillard en voit la manifestation dans la recherche permanente d’une forme d’équilibre européen compatible avec la sécurité française.
Dans le contexte d’avant 1940, celui de l’antagonisme franco-allemand, de l’Allemagne ennemie héréditaire, souvent « odieuse » par sa démesure, M. Maillard a su très bien montrer quelle place ce pays a joué dans la formation du général de Gaulle, quelle fascination ont exercée sur lui sa puissance et son génie.
Dès ses plus jeunes années et jusqu’à son entrée dans l’histoire, Charles de Gaulle a l’Allemagne pour compagne, obsédante et menaçante, dans un contexte d’amour-haine. Sa captivité est prétexte à lectures et à réflexion, dont la trace se retrouve dans les œuvres de l’après-guerre : La discorde chez l’ennemi, puis Le fil de l’épée.
La paix manquée, la montée des périls font apparaître un de Gaulle de plus en plus inquiet pour la sécurité française, face au déséquilibre créé par l’arrivée au pouvoir des nationaux-socialistes. L’éclatement du second conflit mondial, conforme à tous ses pronostics, ne le surprend pas. Pour lui, pas de compromis possible avec le nouvel ordre international, avec une Allemagne soumise à un régime totalitaire sans merci et à une frénésie de domination sans limite.
Le général mènera donc en solitaire sa méditation sur les conséquences de la victoire, sur l’organisation de la paix et sur la forme future de l’Europe. Ses idées sur la structure de l’Allemagne, sur le statut spécial de la Rhénanie ne seront pas retenues en 1945 ; c’est l’échec, du moins en apparence, car on retrouve leurs échos dans la définition du fédéralisme allemand et dans la création de l’autorité internationale du charbon et de l’acier.
Peu après, la traversée du désert sera prétexte à une révision déchirante. Dans la recherche des nouveaux équilibres, l’opposition sans réserve du général à la Communauté européenne de défense (CED) vise plus les États-Unis que la République fédérale d’Allemagne (RFA). Objectif : faire obstacle au leadership américain, préserver l’indépendance nationale et donc le rôle des armées nationales. Plus nuancée est la réaction au Marché commun. La RFA est consolidée. Dès 1957, le général est convaincu de la nécessité de sortir du cadre trop étroit de l’hexagone, du moins sur le plan économique, et de faire un pas significatif en vue d’une libéralisation des échanges. Le Marché commun, entreprise d’ordre économique, peut s’accommoder de solutions impensables dans les domaines de la politique et de la défense.
En 1958, le nationaliste intransigeant de 1945 a fait place à un homme nouveau. La porte est ouverte pour la réunion de Colombey-les-Deux-Églises, pour la coopération franco-allemande, pour l’union politique européenne. Le rêve qui restera inachevé se dessine, celui d’une union franco-allemande, base et support d’une Europe réunifiée. L’antagonisme franco-allemand est devenu de la coopération. L’Allemagne reconstituée sans la Prusse et la Saxe devient le partenaire privilégié, sous la garantie, il est vrai, de l’intangibilité des frontières et sous la réserve d’un refus de l’armement atomique.
De cette idylle, Pierre Maillard décrit avec beaucoup de scrupules les manifestations positives : l’intensification des rencontres et des consultations franco-allemandes, le soutien sans réserve du général à la RFA lors des crises qui affectent durement l’Allemagne et Berlin ; mais aussi ses aspects négatifs : l’opposition grandissante d’une partie des Allemands à la politique d’Adenauer à la fois dans le domaine des relations avec l’Otan, les États-Unis et la Grande-Bretagne, et dans celui de l’économie (comportement mondialiste des industriels allemands).
Le préambule au traité franco-allemand, imposé par Bonn, met fin à ces espérances. Pourtant, malgré son peu d’affinité pour le nouveau chancelier, de Gaulle continuera à marquer sa sollicitude pour l’Allemagne, refusant de répondre aux appels de Brejnev comme il l’avait fait à ceux de Khrouchtchev, rappelant à ses interlocuteurs soviétiques que sans une Allemagne reconstituée il ne peut y avoir de paix européenne durable.
L’auteur montre également l’influence de la pensée et des méthodes du général sur Willy Brandt dans la formulation de la nouvelle Ostpolitik. Il termine sur l’évocation des dernières inquiétudes du général. Se serait-il trompé sur l’Allemagne et les Allemands ? Aurait-il été abusé par la séduction d’Adenauer ?
La conclusion de M. Maillard est intéressante. L’énumération des déceptions laisse place à un jugement bien différent si l’on considère la suite des temps : une page a été tournée dans un antagonisme séculaire ; la coopération n’a cessé de se consolider ; l’axe franco-allemand est devenu le pilier moteur de la construction européenne. De Gaulle n’a pas réussi à faire prévaloir l’idée d’une Europe et d’une défense européenne indépendante, mais il en a accrédité le concept avec force. Sur le plan des relations Est-Ouest, il a inspiré l’évolution des années 1970.
Tel qu’il est, avec son grand souci d’objectivité, le livre de Pierre Maillard est un excellent prélude à la célébration du centenaire du général de Gaulle. ♦