Les débats
• On dit que les stratèges sont désemparés parce qu’il n’y a plus de menace. Or l’effondrement du Pacte de Varsovie n’introduit-il pas des menaces inconnues dans le domaine nucléaire qui risquent d’échapper aux décideurs ? D’autre part, est-ce que notre concept d’ultime avertissement ne pourrait pas avoir un avenir à condition de disposer d’armes à plus longue portée et plus précises que notre Hadès ?
Tous les indices en notre possession prouvent que les Soviétiques entendent contrôler de très près dans les pays satellites l’emploi de leurs armes nucléaires, conscients qu’ils sont qu’une erreur en ce domaine aurait pour eux des conséquences insupportables. Reste à savoir ce qui pourrait se passer en cas de chaos politique en Union soviétique. Il me semble que la seule situation dans laquelle des réactions irrationnelles soient envisageables serait celle d’un état de désespoir. Il se trouve cependant que l’arme nucléaire implique pour le désespéré la prise de conscience qu’il ne peut agir seul : il faudrait donc un désespoir collectif. On ne peut pas le prouver, mais cette hypothèse n’est guère plausible.
L’affaire de l’ultime avertissement : on ne peut admettre que celui qui en serait l’objet ne comprenne pas notre intention car c’est à nous de l’en convaincre. On peut toutefois s’interroger sur le point d’application de cet ultime avertissement. La solution qui consiste à attaquer les forces adverses est en définitive le meilleur atout, car si on en choisit un autre il n’aurait aucune conséquence directe sur la bataille et il laisserait nos forces conventionnelles en situation de très grande vulnérabilité. Si on applique la frappe d’ultime avertissement sur un point qui n’a rien à voir avec l’endroit où nos forces sont en train de se faire étriller, nous ne prouverons pas à l’adversaire que notre intention est de ne pas fléchir.
• Et au cas où il n’y a pas de confrontation militaire, mais crise ailleurs pouvant entraîner des catastrophes ?
Il s’agirait alors de tout autre chose que d’un ultime avertissement, ce serait le coup de semonce. Est-il possible ? Qui donc en prendrait l’initiative avec une frappe nucléaire ? On ne peut y croire.
• À propos de l’efficacité de notre dissuasion, quelle est la puissance de la tête nucléaire la plus puissante et celle de la moins forte ? De plus, quels seraient les progrès à réaliser en terme de miniaturisation et dans la précision des tirs pour que nous ayons une stratégie qui ne soit pas uniquement anticités ? En ce qui concerne l’invulnérabilité, est-ce que nos progrès en matière de silence sont équivalents, plus rapides ou moins rapides que ceux accomplis par les autres : États-Unis, Union soviétique ?
La plus forte puissance nucléaire est la mégatonne sur les S 3 et la plus faible est celle des M.4, 150 kilotonnes. Mais la course à la puissance n’est plus de mise, car on préfère avoir plus de têtes mieux réparties avec une moindre puissance.
Les recherches en acoustique sous-marine sont parmi les questions les plus classifiées et aucune coopération en ce domaine n’a jamais été possible. On en reste donc aux supputations, mais on peut être assuré que le niveau de silence qu’on obtiendra avec les nouveaux sous-marins qui entreront en service en 1995 sera du même ordre de grandeur que celui atteint actuellement par les Américains. Quant aux Soviétiques, ils sont plutôt en retard par rapport aux Occidentaux.
À propos de la stratégie antiforces, il s’agit d’atteindre des objectifs précis avec des armes nucléaires. Ce que l’on a appelé pendant fort longtemps des frappes chirurgicales ressort de l’abus de langage. Cela parce que les armes nucléaires les moins puissantes sont tout de même dix fois supérieures aux armes classiques et qu’elles ont pour caractéristique de laisser des effets résiduels très importants et que personne ne peut négliger. Cette remarque est valable également pour les armes à neutrons. Un calcul avait été fait à une certaine époque portant sur la destruction des silos soviétiques par des armes américaines de la troisième génération : le résultat d’une telle frappe, dite chirurgicale, était plus de cinquante millions de morts russes. Ce qui veut dire que la stratégie antiforces est loin d’être une opération purement anti-forces, et il y a une grande différence de nature entre armes nucléaires et conventionnelles. Le grand avantage de l’arme nucléaire est d’être une arme démesurée avec les effets militaires qu’on veut provoquer, c’est sans doute là sa vertu.
• Le professeur Dabezies a avancé que la stratégie devait être fonction d’un projet politique ; or le propos n’est pas assez précis et ne faut-il pas penser au projet politique des autres, qu’on ne connaît pas ? De plus, une stratégie peut s’adapter assez rapidement, mais un armement c’est vingt-cinq ans de délais : par conséquent le problème de l’armement qu’il faut faire se découple assez de ce que l’on peut appeler un projet politique, c’est une question d’évaluation d’une situation dans un pays donné.
Si on n’attache pas au projet politique une importance première, clé de voûte de tout le reste, on laisse la place aux militaires et aux techniciens ; c’est une erreur, car ils vont détourner le projet fondamental. M. Raymond Aron, dans Paix et guerre entre les nations, démontre que l’indépendance de la France est une billevesée et que la possession par notre pays d’un armement nucléaire est une absurdité. Il pensait que la France se devait de rester dans l’atlantisme, mais le général de Gaulle est arrivé et a donné corps au projet de l’indépendance de la France, ce qui l’a conduit à mettre en chantier l’outil nucléaire et à élaborer la stratégie nucléaire : cela prouve l’importance du projet politique.
• L’ingénieur général de Saint Germain, envisageant d’importants progrès dans la voie du désarmement, a jugé que nous serions amenés à adopter de nouveaux concepts : ne devrait-on pas y songer dès aujourd’hui ?
Certes, il faut être vigilant sur l’évolution des concepts, de même qu’il faut être prêt à en trouver d’autres si la situation le commande. Il est évident qu’une réduction drastique du nombre de têtes n’autoriserait plus le recours au concept de saturation des défenses adverses. Une manière de répondre à une telle situation serait l’emploi de leurres ou de missiles du type ASMP, les missiles de croisière déjouant les défenses ABM.
L’objectif des négociations START est une réduction de 50 %, mais on va sans doute arriver à 70 %. Dans ce processus de réduction des armements nucléaires de la part des deux Grands subsiste le souci de conserver des catégories d’armes qui leur paraissent les plus performantes. D’autre part, il est tout à fait naturel, tant de la part des Soviétiques que des Américains, de nous menacer dès aujourd’hui de disposer finalement de moins d’armes que nous, mais nous avons du temps pour y réfléchir.
À l’origine des négociations stratégiques, les Soviétiques avaient beaucoup insisté pour réglementer les systèmes antimissiles, puis ils ont réduit leurs exigences, ayant conscience que le projet IDS n’irait pas à son terme, mais il n’est pas impossible que cet aspect de la question resurgisse si les États-Unis parviennent à mettre au point un système plus réduit mais fort efficace.
• Quand nous parlons de la dissuasion du faible au fort, n’oublie-t-on pas une autre faiblesse : celle de la protection des populations dans un pays où le prix qu’on attache à la vie est sans doute plus grand qu’en d’autres ? Ne témoignons-nous pas d’une faiblesse psychologique à laquelle songeait le président de la République en admettant, devant l’IHEDN, qu’il fallait penser à la défense civile ?
C’est un vieux débat. L’argument avancé naguère était qu’en ne mettant en place aucune défense civile nous affichions notre détermination à mettre en œuvre notre dissuasion le cas échéant, alors que toute défense civile sous-entend l’acceptation de la bataille. L’argument inverse peut également être utilisé : nous mettre à l’abri peut prouver notre volonté de résister à une frappe majeure. En fait, par rapport aux dépenses d’armement qui sont toujours trop faibles, on laisse de côté cet aspect de la question.
• M. Raymond Aron ne se montrait pas hostile à la possession par la France de l’arme nucléaire, il avait d’ailleurs préfacé précédemment un ouvrage du général Gallois. Il ne s’est jamais opposé à la force nucléaire française mais uniquement à sa doctrine d’emploi. D’autre part, la décision de créer cette arme date de la IVe République.
Il est de fait que la IVe République avait commencé à mettre en œuvre des moyens dont le général de Gaulle allait tirer parti avec un nouveau projet politique. Il est clair que la vision qu’avait M. Raymond Aron de la grandeur de la France et de son destin était plus dans la ligne de la IVe République que proche des perspectives du général de Gaulle. À ce titre, il manifesta à plusieurs reprises un scepticisme non dissimulé à l’égard des théories des gaullistes.
• En plus de toutes les utilités de la dissuasion qui ont été énumérées, il y a le réconfort qu’elle procure à la population de l’État considéré. Elle contribue à accroître la peur de l’adversaire potentiel tout en dissipant celle de nos compatriotes, c’est un élément extrêmement important. On vient de faire un plaidoyer en faveur du maintien de la dissuasion française, mais je ne vois pas que quelqu’un la remette en cause chez nous ; elle est même enviée par certains de nos voisins. Considérez-vous qu’elle soit réellement contestée ? Si tel était le cas, je ferais observer que le technique préjuge aussi le politique. S’il y a dans une constellation dite d’Union politique européenne un pays qui a la puissance nucléaire et d’autres qui ne l’ont pas, cela tracera des limites que j’estime bienvenues aux rêveries de fusion politique, car il est évident que la politique extérieure d’un pays nucléaire ne peut être la même que celle d’un pays non nucléaire. Je me rejouirais de cet effet du facteur technique sur les données politiques.
Il y a des Français qui estiment que le moment est venu pour nous de réintégrer l’Otan et d’abandonner la spécificité de notre stratégie nucléaire. De plus, ceux qui veulent parvenir à une réelle Union politique européenne sont bien conscients des difficultés que soulève notre dissuasion et seraient disposés, donc, à s’en séparer. Enfin, il y a tous les pacifistes qui saisissent les circonstances actuelles pour dire : il n’y a plus d’ennemi, donc nous n’avons plus besoin d’armement nucléaire. Cela fait trois catégories de Français qui, à des titres divers, sont hostiles au maintien de notre dissuasion.
Si aujourd’hui les mises en cause de l’armement nucléaire ne se manifestent pas encore beaucoup, il ne fait pas de doute qu’elles se feront plus précises et plus pressantes à l’avenir. Qu’il s’agisse du désarmement et des espoirs qu’il suscite, qu’il s’agisse des difficultés de relations engendrées par notre stratégie vis-à-vis de nos alliés, qu’il s’agisse de tous ceux qui ont toujours été opposés à notre doctrine et qui n’ont pas totalement disparu dans notre pays, la contestation ne peut que s’amplifier.