Le problème du porte-avions
Avant de présenter cet ouvrage, qui est le premier d’une nouvelle collection intitulée « Stratégies et Technologies » et publiée par le Crest (Centre d’études des relations entre technologies et stratégies), il convient probablement de rappeler quel est l’objectif de cet organisme, et aussi de préciser le but qu’il s’est proposé en lançant cette collection. Créé en 1987 par l’École polytechnique et dirigé par Jean-François Delpech, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), le Crest effectue des analyses d’évaluation et de prospective dans les secteurs comportant des technologies de pointe, priorité étant donné à ceux concernant la défense. Ses orientations et son fonctionnement sont supervisés par un conseil, qui est actuellement présidé par Thierry de Montbrial, président du département des sciences économiques à l’École polytechnique et aussi directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri).
Quant à l’objet de la collection qui inaugure l’ouvrage dont nous allons parler, il nous est exposé dans son avant-propos par Yves Boyer, directeur adjoint du Crest, que nos lecteurs connaissent bien puisqu’il publie souvent dans cette revue des articles très appréciés. Il s’agit de contribuer à l’ouverture dans notre pays d’un grand débat stratégique, à la manière de ce qui existe dans d’autres grandes démocraties. Cela afin de progresser au-delà du fameux consensus français en matière de défense, consensus que ces démocraties nous envient à juste titre d’ailleurs – c’est nous qui l’ajoutons –, mais qui a l’inconvénient de scléroser la réflexion prospective, ce qui peut devenir dangereux en période de mutation géopolitique profonde comme celle à laquelle nous assistons. Un tel débat national, remarque Yves Boyer, contribuerait aussi à « (imprégner) davantage le débat international dont, par défaut, nous avons laissé le quasi-monopole aux Anglo-Saxons ».
Le premier ouvrage de la nouvelle collection lancée à ces fins concerne donc Le problème du porte-avions. Pour alimenter avec des données sérieuses le débat dont nous venons de parler sur ce sujet qui est d’une particulière actualité, il met à notre disposition les principaux éléments d’un rapport établi par le Crest à la demande de la délégation aux études générales du ministère de la Défense. Ils ont été réunis par Hervé Couteau-Bégarie, dont nos lecteurs connaissent et apprécient la puissance de réflexion et le talent d’exposition, puisqu’il a écrit souvent pour cette revue, et que nous leur avons présenté par ailleurs la plupart de ses ouvrages traitant de géopolitique ou de stratégie maritime, sujets pour lesquels il a déjà acquis, malgré son jeune âge, une réputation internationale.
Quel est l’état des porte-avions dans le monde d’aujourd’hui ? Sont-ils si vulnérables ? À quoi servent-ils ? Coûtent-ils si cher ? Enfin, comment se présente ce problème pour la France ? Telles sont les questions auxquelles notre auteur s’efforce de répondre, et cela de façon parfaitement documentée et avec le maximum d’objectivité – c’est nous qui nous permettons d’en juger, pour bien connaître le sujet. Puisqu’il ne peut être question dans cette courte présentation de résumer la somme d’informations et de réflexions que contient l’ouvrage, nous nous bornerons à quelques notations. D’abord, la constatation que deux pays seulement – à savoir les États-Unis et la France – possèdent actuellement de « vrais » porte-avions, c’est-à-dire aptes à la « projection de puissance », alors que cinq autres – Grande-Bretagne, Union soviétique, Espagne, Italie et Inde – n’arment que des « porte-aéronefs », capables seulement de mettre en œuvre des hélicoptères et des avions à décollage vertical, ces derniers étant handicapés par nature dans leur charge utile et leur rayon d’action. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’Union soviétique a entrepris maintenant la construction d’un « vrai » porte-avions.
En ce qui concerne la vulnérabilité de ces bâtiments face aux missiles modernes antinavires, Hervé Couteau-Bégarie nous rappelle « qu’il n’est pas vrai que la vulnérabilité croisse en même temps que le tonnage », et qu’en tout cas, aucun navire n’étant invulnérable, « le vrai problème est de savoir si l’on a besoin de porte-avions ou pas ». Pour y répondre, il souligne leurs capacités de « présence » et de « projection de puissance », qualités particulièrement utiles au cours des crises ou des guerres locales, comme il l’illustre par le rappel détaillé de l’usage qu’en ont fait depuis 20 ans les États-Unis dans leur « naval diplomacy », et également la France. Enfin, à la dernière question : le porte-avions coûte-t-il si cher ?, l’auteur répond : oui, puisqu’un Nimitz américain (96 000 tonnes) revient avec son groupe aérien à 7 milliards de dollars, mais chiffre qui n’est pas prohibitif pour un budget de la défense se montant à 300 Md. Quant à la construction en cours du porte-avions nucléaire français Charles-de-Gaulle (34 000 t) note-t-il, elle absorbe seulement le trentième des crédits de paiement de la seule section Marine.
Notre auteur en arrive ainsi au « cas français ». Il nous rappelle d’abord que notre pays a été dès 1912, soit un an seulement après les États-Unis, pionnier en matière de porte-avions. Il nous relate ensuite la genèse des deux Clemenceau (32 000 t) dont le premier fut inscrit au budget de 1953, pour être lancé en 1957 et admis au service actif en 1961. Il traite enfin du rôle de « la Marine dans la politique extérieure de la France », en soulignant à juste titre qu’une stratégie d’action extérieure est le corollaire logique d’une stratégie de dissuasion nucléaire, puisque cette dernière ne peut s’appliquer qu’aux intérêts vitaux. Mais peut-être notre ami n’insiste-t-il pas suffisamment sur la vocation historique de notre pays, qui le pousse à vouloir rester encore présent aux affaires du monde, autrement que par ses marchands. C’est elle, en effet, qui le distingue désormais profondément de la Grande-Bretagne, puisque depuis 1966 cette dernière s’est résignée à se replier militairement sur l’Europe, et a renoncé alors à se doter de porte-avions.
La France a donc décidé en 1980 de pourvoir au remplacement de ses porte-avions de la classe Clemenceau par des bâtiments d’un tonnage à peine supérieur, mais dotés d’une propulsion nucléaire. On sait que la commande du premier, le Charles-de-Gaulle, n’a été définitive qu’en 1986 et que sa construction fut ensuite ralentie, si bien que sa mise en service est maintenant prévue pour 1998 seulement. Bien que ces délais aient été dus essentiellement à des raisons financières, ils ont contribué à entretenir des discussions sur le bien-fondé de la décision d’origine et sur les choix effectués pour sa réalisation. Ce sont probablement ces discussions qui ont été à l’origine du rapport d’évaluation demandé au Crest, dont l’ouvrage d’Hervé Couteau-Bégarie nous présente les principales conclusions.
Si le besoin de remplacer les Clemenceau par de « vrais » porte-avions n’est plus sérieusement contesté et si le choix de la propulsion nucléaire pour le Charles-de-Gaulle n’est plus critiqué, en raison de son faible surcoût et de ses avantages indiscutables pour un emploi outre-mer, le débat s’est poursuivi jusqu’à la fin de l’année dernière à propos de la composition de son groupe aérien, ou plutôt, étant donné les retards survenus dans sa mise en service, quant à la composition des groupes aériens des deux Clemenceau. Leurs avions d’interception Vought F-8 Crusader, d’origine américaine, sont en effet devenus obsolètes et leur remplacement par les futurs Dassault Rafale français ne pourra intervenir au plus tôt qu’en 1998, c’est-à-dire l’année de la mise en service du Charles-de-Gaulle. On sait que, pour combler cette impasse, la Marine avait préconisé l’achat d’avions américains McDonnell Douglas F/A-18 Hornet d’occasion, et que cette solution intérimaire a été définitivement écartée le 25 décembre 1989, afin de ne pas nuire au développement du programme Rafale. Ce rappel de la controverse ouverte à ce sujet n’a donc plus maintenant qu’un intérêt historique.
Mais ce qui, par contre, conserve toujours un intérêt prospectif est la nécessité que rappelle l’ouvrage de disposer de deux porte-avions, pour être toujours certain d’en avoir un de disponible. Il en résulte que la construction d’un second bâtiment analogue au Charles-de-Gaulle devrait figurer dans la prochaine loi de programmation, afin de remplacer le Foch admis au service actif en 1963. C’est alors que surviendra le véritable moment de vérité, puisqu’il semble que ne peut plus être remise en cause la construction du Charles-de-Gaulle, pour laquelle a déjà été dépensé le tiers de son coût total. À horizon prospectif, le « vrai » porte-avions reste en effet indispensable pour les États qui veulent conserver une capacité de « projection de puissance » outre-mer, et par conséquent une capacité de gestion des crises au-delà de leurs frontières.
Cette nécessité se heurtait jusqu’à présent à ce que nous avons appelé souvent le « dilemme français », c’est-à-dire le choix devant lequel notre pays se trouvait, compte tenu de ses ressources limitées, d’avoir à arbitrer entre sa vocation mondialiste et une participation accrue à la défense de l’Europe. Mais ce dilemme va probablement pouvoir s’estomper désormais avec la mutation qui s’opère dans la menace en Europe, d’une part, et, d’autre part, la montée outremer de périls qui semble rendre nécessaire « la défense de l’Europe hors d’Europe », pour employer une formule que nous affectionnons. À la fin de son ouvrage, Hervé Couteau-Bégarie nous rappelle opportunément que l’Union de l’Europe occidentale (UEO) avait en 1988 envisagé la constitution d’une force navale qui permettrait à l’Europe de « tenir son rang » outre-mer, et qu’elle avait encouragé à cette fin la France à poursuivre son programme de porte-avions, les « seuls… qui appartiennent en propre à l’Europe ». Les événements qui se déroulent actuellement au Proche-Orient soulignent encore bien davantage ce besoin.
Nos lecteurs peuvent ainsi constater que le nouvel ouvrage d’Hervé Couteau-Bégarie nous présente, une fois de plus, une excellente « boîte à outils », suivant la formule chère à l’amiral Castex, notre maître commun, pour soutenir nos réflexions sur l’actualité géopolitique. Boîte à outils d’autant mieux fournie qu’y abondent les notes bibliographiques et qu’elle est assortie d’un index très complet. Avec son premier ouvrage, le Crest a donc gagné son pari. ♦