Afrique - Zaïre : autopsie d'une débâcle
Une tentative de coup d’État au Tchad sur fond de querelles ethniques, un putsch manqué au Togo de la part des militaires, l’impasse à Madagascar où le président Ratsiraka n’entend pas céder, le blocage de tout processus démocratique au Cameroun, ces quelques faits de la chronique africaine pour ce mois d’octobre attestent de la difficulté qu’a le continent à évoluer. Les événements au Zaïre sont d’un autre ordre, bien qu’il s’agisse là aussi du refus de la part du chef de l’État de concéder la moindre parcelle de son pouvoir.
La France, comme la Belgique, a décidé d’interrompre son aide et de rapatrier ses ressortissants. Non parce que le maréchal Mobutu est « un compte en banque ambulant coiffé d’un bonnet de léopard », comme l’a dit M. Bernard Kouchner, secrétaire d’État à l’Action humanitaire, cela était connu depuis longtemps, mais en raison de l’insécurité qui règne dans le pays et du refus de son président de se plier à toute réforme. Pourquoi la même attitude n’est-elle pas adoptée à rencontre du président Ratsiraka ?
Le chef de l’État zaïrois s’est-il montré foncièrement hostile à toute démocratisation ? En avril 1990, il annonce l’abandon du système de parti unique pour un multipartisme limité à trois formations. Au mois de juillet suivant, l’Organisation de l’unité africaine (OUA) convie elle-même les pays africains à se démocratiser. Entre-temps, à Lubumbashi, la répression de manifestations estudiantines avait fait une cinquantaine de morts plaçant les autorités de Kinshasa en fâcheuse position. Leur appréhension sera ensuite renforcée par les informations livrées par des services occidentaux selon lesquels une attaque contre le Zaïre était en préparation à partir du territoire angolais. On parle alors de la présence au Zaïre de Bob Denard et de militaires sud-africains. Simultanément des partis politiques se constituent et obtiennent leur accréditation auprès de l’administration : ils seront 66 en février dernier ! Au mois de mars, un nouveau gouvernement est formé avec des représentants de petites formations qui ne sont en rien représentatives mais permettent aux autorités centrales de faire un geste.
Comme en d’autres pays africains, une conférence nationale est souhaitée par l’opposition pour apporter au régime les amendements jugés indispensables. Elle se tiendra par intermittence au cours de l’été mais dans un tel désordre que l’Église préfère rapidement ne plus y participer. S’instaure alors un climat d’incertitude aggravé par le paupérisme de la population. Le coup de tonnerre éclate les 23 et 24 septembre 1991 avec la mutinerie de l’armée et les pillages qui s’ensuivent à Kinshasa. C’est alors que des militaires français et belges interviennent pour assurer la protection des ressortissants étrangers. Cédant à la pression internationale, le président Mobutu accepte de prendre langue avec l’opposition et confie à M. Étienne Tshisekedi le soin de former un nouveau gouvernement.
Il n’est pas certain que ce personnage assez trouble, ancien ministre de l’Intérieur de Mobutu, fondateur et théoricien du parti unique, ait réellement eu l’intention de mener à bien sa tâche. Dès sa prestation de serment il joue la provocation en refusant de se référer à la Constitution. Au demeurant Nguza Karl I Bond, président de l’Union sacrée regroupant les partis d’opposition, se désolidarise de Tshisekedi qui sera ensuite démis au profit d’un opposant modéré, M. Mungul Diaka. Une nomination qui n’arrêtera pas la dérive politique du régime.
Si à Madagascar le président Ratsiraka a affaire à des contestataires pacifiques sur lesquels il fait délibérément tirer, au Zaïre, le maréchal Mobutu est confronté à la mutinerie de l’armée et aux pillages de crève-la-faim. Sans doute est-ce cette insurrection des militaires qui a conduit les chancelleries occidentales à ne plus soutenir le maréchal-président car elles ne se sont guère émues l’an dernier lors de la répression contre les étudiants de Lubumbashi.
Paris et Bruxelles viennent donc de sanctionner le chef de l’État zaïrois. Le fait est d’autant plus important que le pays est la deuxième nation francophone et l’un des États les plus marquants d’Afrique. Probablement eut-il été préférable de calculer l’éviction de son président lors de la première affaire du Shaba. Il était, à l’époque, considéré comme un pilier de la stabilité en Afrique. C’est encore ainsi que le jugent et l’Afrique du Sud et les États-Unis. Il est difficile de s’inscrire en faux contre cette perception de son rôle. Au moment où M. Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères, demande que soient levées les sanctions européennes contre la Libye, comment justifier la sévérité dont est l’objet le président Mobutu ?
Sa chute dans les circonstances actuelles aurait pour effet d’entraîner l’éclatement du Zaïre avec d’inévitables répercussions en Angola.
« Compte en banque ambulant » le président Mobutu, certainement, mais il n’est pas le seul sur le continent. À tel point que les experts de l’ONU ont récemment élaboré une résolution portant sur l’enrichissement des responsables politiques au détriment de l’intérêt public. Si l’assemblée générale adopte ce texte, la presse ne manquera pas de pâture ! Mais il ne convient pas de s’en tenir à cet unique aspect de la question, les charges contre le maréchal Mobutu sont beaucoup plus graves.
À son crédit, inscrivons tout de suite le fait qu’il a su rétablir et maintenir l’unité du pays mise en péril par Patrice Lumunba et Moïse Tshombe. Il n’est d’ailleurs pas certain que ce dernier eut été inférieur en cette tâche. Il est à noter qu’une fois parvenu au pouvoir, en novembre 1965, le président Mobutu poursuivra la politique économique commencée par Tshombe : une chance que n’aura pas le successeur du maréchal tant la situation est critique.
Pourquoi et comment l’est-elle devenue ? Si au cours des premières années de son règne, l’économie a été redressée avec l’aide occidentale, le capitalisme d’État qui caractérise le pays n’a pas tardé à devenir perméable à la corruption. De plus la doctrine de l’authenticité prescrite par Joseph Désiré Mobutu allait avoir pour effet de détruire le tissu industriel et commercial de l’ancien Congo belge. C’est au nom de cette doctrine que le président troque ses prénoms catholiques contre ceux de Sesse Seko et qu’il fera appeler son pays le Zaïre. Or, si Kongo est bien un nom bantou, Zaïre est en réalité une dénomination portugaise, la voie vers l’authenticité commençait mal. Elle devait conduire à de plus néfastes effets.
En 1971, au nom de cette « zaïrisation », les petits commerçants étrangers, maliens, sénégalais, grecs, pakistanais ou portugais furent expulsés, puis, en 1973, ce fut au tour des Belges d’être dépossédés de leurs exploitations agricoles, de leurs fonds de commerce et des industries qu’ils avaient créées. Le coup porté à l’économie générale du pays fut d’autant plus désastreux que les attributaires de ces biens spoliés s’avérèrent incompétents tout autant que les fonctionnaires mis à leur place en 1975 sous prétexte de radicaliser la révolution.
À plusieurs reprises ensuite le président Mobutu dut faire appel au Fonds monétaire international (FMI) qui imposa des plans de redressement et plaça à la tête des services publics des experts étrangers. Mais l’érosion de la monnaie, la fraude, la contrebande, l’existence d’un marché parallèle, ne pouvaient que contrarier les efforts entrepris pour assainir l’économie. En outre, le gouvernement impuissant à mobiliser les ressources intérieures ne cessait d’avoir recours à l’extérieur d’où un accroissement excessif des importations. Les dépenses ainsi abusivement occasionnées devenaient le prétexte d’incessantes demandes d’aide ou la preuve de l’insuffisance de l’assistance internationale. En dépit de l’abondance de sa population le Zaïre pâtit d’un grave déficit vivrier et malgré les richesses de son sous-sol, il est devenu le pays le plus pauvre de la région.
Une politique aussi déplorable ne pouvait que placer le Zaïre en état de dépendance à l’égard des puissances occidentales et des institutions internationales. Or, le maréchal Mobutu n’a guère cessé d’avoir des relations tumultueuses avec la Belgique, accusée d’héberger une opposition ouverte au régime et de n’avoir envers son ancienne colonie qu’une attitude mercantile. Il fallut souvent la médiation de capitales comme Rabat pour apaiser le différend toujours renaissant entre Bruxelles et Kinshasa. Si la France n’a pas eu de tels démêlés, elle le doit au fait que sa diplomatie n’était pas entachée en la circonstance par l’ambiguïté que revêtent souvent les rapports entre une métropole et son ancienne colonie. En fait, le soutien le plus constant du régime zaïrois est venu des États-Unis. C’est pourquoi leur attitude sera déterminante.
Les événements actuels font apparaître la fragilité du pouvoir central au Zaïre en dépit des apparences. L’armée, dont le matériel est en fort mauvais état donne une image d’équilibre et de puissance : voici pourtant qu’elle se mutine et incite les populations au pillage ! Qu’un processus de démocratisation soit prochainement engagé ne permettra pas au pays de se sortir du délabrement dans lequel il se trouve plongé. À l’évidence les risques d’une déstabilisation régionale sont plus grands que les espoirs d’un retour à l’équilibre.
28 octobre 1991