Défense à travers la presse
Si l’attention des commentateurs s’est principalement tournée vers les événements qui déchirent l’ex-Yougoslavie, elle n’en a pas pour autant négligé le sommet de l’Alliance atlantique. Il est vrai que son importance ne pouvait échapper à l’observateur, puisqu’il s’agissait de s’adapter au nouveau contexte stratégique apparu depuis deux ans. Cela ne s’est pas effectué sans que surgissent des divergences, notamment à propos de la volonté affichée par certains États européens de mettre sur pied une défense continentale.
Dans son éditorial du 10 novembre 1991, Le Monde dresse le bilan de cette conférence :
« Si du côté américain on se résigne désormais à prendre davantage en compte le désir des Européens de s’affirmer, c’est en premier lieu parce que le Congrès pousse à une accélération du mouvement de retrait des troupes américaines stationnées en Europe et qu’on ne peut plus faire comme si de rien n’était. C’est aussi parce que l’Otan est impuissante face aux nouveaux risques d’instabilité qui pèsent sur l’Europe. Il est clair par exemple, depuis le début de la guerre en Yougoslavie, que les États-Unis ne considèrent pas cette crise comme un problème de sécurité les concernant et qu’ils ne sont pas mécontents de s’en décharger sur les Européens. À l’inverse, la faiblesse des Européens qui, derrière la France, réclament davantage d’indépendance en matière de défense est telle qu’ils ne sont pas en mesure pour l’instant de se passer des États-Unis pour leur propre défense et de mettre sur pied un système de substitution à celui de l’Otan. L’Allemagne, quant à elle, en gardant ostensiblement deux fers au feu, en jouant à la fois l’Otan et la défense européenne, en étant le partenaire indispensable de Washington comme de Paris, a permis d’éviter l’affrontement à Rome. La question du rôle politique des Américains en Europe n’en reste pas moins entière. C’est la France qui, en Europe, y est le plus sensible et dénonce systématiquement, derrière la volonté proclamée de M. George Bush d’établir avec les Européens un véritable partenariat, ce qu’elle tient pour la tentative de maintenir un leadership. L’idée d’établir des liens nouveaux entre l’Otan et les pays anciennement communistes relève, aux yeux de M. Mitterrand, de cette tentative ».
Le chef de l’État français a d’ailleurs refusé de signer l’un des documents parce qu’il incitait Moscou à s’inspirer des valeurs et des principes énoncés par l’Alliance. Pierre Haski, dans Libération du 9 novembre 1991, juge que cet incident est significatif :
« Bref, il n’appartient pas à une organisation militaire, fût-elle victorieuse, de dire aux Soviétiques quel système économique est bon pour eux. Derrière cette fausse colère se cache un souci permanent français de ne pas voir l’Otan déborder de son rôle militaire. En juin dernier, au sommet du G7, la France avait fait des vagues similaires à propos d’une intrusion de ce conclave économique dans le domaine des ventes d’armes. Ni l’Otan, ni le G7, deux instances dans lesquelles les États-Unis pèsent d’un poids déterminant, ne doivent devenir un directoire mondial… Reste le point auquel les Français attachaient le plus d’importance : la défense européenne. Acquis d’avance, le feu vert de l’Otan et donc de Washington pour un compromis au Conseil européen de Maastricht est inscrit dans la déclaration finale. Cela n’a pas empêché John Major, le Premier ministre britannique, d’affirmer, seul dans son interprétation, que l’Union de l’Europe occidentale serait le bras européen de l’Otan et que Londres s’opposerait à ce que l’UEO prenne ses ordres du Conseil européen comme le prévoient les Franco-Allemands. Une réaction hautement symbolique d’un sommet de l’Otan qui, loin d’avoir clarifié les orientations et la raison d’être de l’Alliance, a préféré un consensus en trompe-l’œil, plein d’arrière-pensées ».
Si notre confrère de Libération reste sceptique sur la solidité du consensus intervenu à Rome, Daniel Desesquelle semble tout aussi perplexe. Il s’en explique dans La Croix du 9 novembre 1991 :
« Sur le plan de sa stratégie, l’Otan a montré qu’elle avait du mal à redéfinir son rôle alors que son principal ennemi s’est évanoui. Sur ce plan, le nouveau concept stratégique de l’Alliance n’aidera guère les pays membres à y voir plus clair sur les ambitions de l’Alliance. En un peu plus de 50 points, le texte s’efforce de prendre en compte la réalité d’une situation mouvante. De l’avis même de ses auteurs, sa validité n’excède pas celle de l’avenir prévisible. Autrement dit pas très longtemps… Le texte ne répond pas en particulier à la question des missions et du terrain d’action de l’Otan ».
Même désappointés par ce sommet romain, nos confrères ont tenu à en parler. Ils n’ont pas porté le même intérêt au budget français de la défense présenté à l’Assemblée nationale. Cette indifférence est d’autant plus curieuse qu’en début d’année s’était déroulée la guerre du Golfe : ne convenait-il pas d’en tirer les leçons ? Seul Alain Chastagnol, dans Le Quotidien de Paris du 15 novembre 1991, engage le débat sous cet angle : « Le budget est en baisse de 3 % en francs constants. Au nom des dividendes d’une paix illusoire et d’une refonte stratégique dont les parlementaires n’ont même pas encore discuté, le ministre supprime ou repousse la plupart des programmes… Et pourtant avait-on la berlue ou avions-nous constaté les imperfections de notre armement et de nos armées après la guerre du Golfe ? Jaguar fatigués et aveugles la nuit, avions de transport à bout de course, porte-avions hanté par les pannes, chars inadaptés… Et malgré la valeur des hommes, n’avions-nous pas constaté le nombre dramatiquement insuffisant des professionnels dans l’armée française ? N’entend-on pas Pierre Joxe dire lui-même que les incertitudes internationales interdisent d’amputer notre dispositif de défense ? Incertitudes qu’on peut détailler à l’envi : explosion de l’empire soviétique, inquiétude sur l’utilisation de ses forces nucléaires, guerre civile en Yougoslavie, disparition du Pacte de Varsovie et prépotence de l’Otan, unification de l’Allemagne, sans compter la déstabilisation du Sud. Les menaces ne font que changer de nature et on ne comprend plus : comment augmenter les missions de l’armée pour réagir à une gamme de scénarios beaucoup plus étendue avec moins de moyens et moins d’effectifs ? ».
Une dizaine de jours auparavant, Daniel Mitrani analysait précisément dans La Croix (5 novembre 1991) les conséquences des restructurations qui commencent à toucher notre appareil militaire : « D’un format plus réduit, les armées passeront, pour certains armements et matériels, des commandes moins nombreuses ou moins volumineuses. Par contre, il y aura un besoin croissant d’équipements modernes que seuls peuvent produire des entreprises et groupements de taille européenne, où se mêlent technologies civiles et militaires. De tels progrès vers l’interdépendance et, pour les militaires vers l’interopérabilité, sont parmi les conditions du maintien d’une indépendance authentique. Mais bien des sites industriels seront victimes des redéploiements… Pendant très longtemps, la présence des activités de défense a été regardée comme un poids mort par les uns, tandis que les autres croyaient qu’elles garantissaient pour l’éternité une rente de situation. Il serait bon que partout on essaie d’apprécier leur contribution réelle au développement local et régional. Alors que nous allons vers le onzième plan qui couvrira les années 1993 à 1996, et que vont se préparer les contrats État-régions, l’exercice ne serait pas inutile ».
Retenons pour finir l’article que Jacques Isnard consacre dans Le Monde du 24 novembre 1991 à la refonte de la coopération militaire française en Afrique :
« La coopération militaire sera recentrée, c’est-à-dire limitée par rapport aux actions antérieures, et elle veut répondre à des critères de coût-efficacité au sein d’une enveloppe budgétaire qui n’est plus extensible outre mesure… À la Commission de la défense de l’Assemblée nationale où cette réforme a été longuement débattue, on considère que la mise en œuvre d’une coopération militaire dite par programmes devrait éliminer les actions de prestige ou de complaisance et permettre de mieux déterminer la destination réelle des dons. Dans un contexte international marqué par la disparition de l’opposition idéologique entre l’Est et l’Ouest, deux types de menaces, attisées par une crise économique sans précédent et par une démarche encore chancelante sur la voie démocratique, semblent inquiéter plus spécialement les pays africains : les rivalités à caractère régional et les antagonismes ethniques, avec ce que cela implique comme menaces contre la sécurité des institutions ».
Notre confrère nous apprend ensuite que Paris incitera ses partenaires africains à réduire le volume de leurs forces armées, tout en mettant l’accent sur la stabilité des institutions grâce à la formation de forces de gendarmerie. Bref, l’assistance sera moins disséminée et conduite de manière plus sélective. ♦