Ramses 92
Le Ramses 92, que nous étions nombreux à attendre avec curiosité et sympathie, est donc paru en octobre, comme il se doit, et sa publication nous a donné cette année l’occasion de célébrer le 10e anniversaire de ce Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Lors de cette célébration, Thierry de Montbrial a pu dire ainsi avec un orgueil justifié que les Ramses avaient la vie dure, et nous nous permettrons d’ajouter qu’ils se sont améliorés encore en vieillissant. Une modification de leur composition est toutefois survenue cette année, puisque le nouveau Ramses, s’il contient toujours deux parties qui analysent les événements de l’année écoulée des points de vue géopolitique et économique, ne comporte plus désormais qu’une seule partie thématique, cela pour laisser place dans un même volume à des analyses plus approfondies.
Disons tout de suite, pour apaiser la curiosité des lecteurs, que la partie thématique du Ramses 92 traite d’un sujet qui peut surprendre par son intitulé : « Christianisme et sociétés ». Mais on remarquera que ce thème se situe de la sorte en contrepoint de celui qui avait été traité dans le Ramses 88 sous le titre : « L’islam aujourd’hui, religion et idéologie ». L’énumération des sujets qui y sont analysés permet d’être convaincu d’entrée de jeu de son actualité, puisque, après « Un panorama du monde chrétien », leurs titres sont successivement : « Christianisme et modernité » ; « Europe de l’Est : une revanche de Dieu » ; « Moyen-Orient : la mosaïque des communautés chrétiennes » ; « Asie : des îlots de chrétienté » ; « Amérique latine, l’Église des pauvres », et enfin : « L’Afrique, terre de mission ». Il faut lire ces analyses rédigées par les spécialistes les plus qualifiés pour en apprécier la densité qui éclaire beaucoup des problèmes sociologiques et politiques de notre temps. Aussi nous bornerons-nous à noter ici que le poids de la chrétienté, en régression avec l’augmentation de la population de notre planète, se déplace vers le Tiers-Monde. Et nous mentionnerons également que, parmi les nombreux encarts, qui, selon la méthode Ramses, approfondissent ou illustrent certains aspects du sujet étudié, il s’en trouve un traitant des rapports des « Chrétiens et de la guerre », qui renforce l’étude dirigée par Pierre Viaud sur Les religions et la guerre, que Pierre Morisot avait commentée dans la livraison d’octobre 1991 de notre revue.
Pour la partie économique du Ramses 92, c’est aussi la liste des études qu’elle contient qui permet le mieux d’en apercevoir rapidement l’étendue et les orientations. Leurs titres sont en effet les suivants, après un panorama d’ensemble intitulé « Le triomphe de l’incertitude » : « L’Allemagne unifiée, des débuts difficiles » ; « L’Europe de la transition » (c’est de l’Europe centrale et orientale qu’il s’agit) ; « URSS : le chaos ». Et là encore, conformément aux méthodes Ramses, des encarts et des tableaux statistiques mettent à la disposition des lecteurs les données nécessaires pour asseoir leurs propres conclusions. Pierre Jacquet, qui a coordonné la rédaction de cette partie, la conclut de la sorte : « Les problèmes hérités des années 1980 demeurent : crise de la dette, crise du développement économique, fragilité des systèmes bancaires, notamment aux États-Unis, conflits d’intérêts entre pays développés ». Ces diagnostics avaient été posés en juillet dernier, lors du bon à tirer du Ramses 92, mais leur auteur ne sera pas plus optimiste quand il les actualisera à la présentation de l’ouvrage. Il insistera même davantage sur la fragilité financière du monde développé et son manque d’épargne, ainsi que sur le dénuement croissant du monde sous-développé, auquel il n’aperçoit pas d’autre solution que l’ouverture au second des marchés du premier. Pour le reste, à défaut de profondes réformes des structures, il renvoie à la politique internationale.
Celle-ci est traitée de façon approfondie dans Ramses 92, sous le titre « Un ordre international insaisissable », ce qui n’empêche pas, fort heureusement, les auteurs de tenter de la cerner en analysant les tendances du « nouvel ordre international ». Après avoir brossé sa problématique d’ensemble, ils s’arrêtent successivement sur : le « Couple de plus en plus disparate : États-Unis et URSS » ; l’Europe hésitant entre « ordre et anarchie » ; « Le paysage d’après-guerre au Moyen-Orient » ; l’Asie écartelée « entre puissance économique et incertitude politique ». Là aussi leurs analyses, réunies sous la direction de Philippe Moreau Defarges, datent de juillet dernier, et il en est de même de la remarquable introduction à l’ouvrage écrite par Thierry de Montbrial. Cette dernière n’en a pas moins fort bien vieilli malgré les prodigieux événements survenus depuis cette date, parmi lesquels le putsch du Kremlin et l’éclatement de l’Union soviétique qui a suivi, le développement de la guerre civile en Yougoslavie, la proclamation par Washington et Moscou d’un désarmement nucléaire à tout va, et enfin, le jour où nous écrivons ces lignes, l’acceptation par les Israéliens et les Arabes d’ouvrir une conférence pour la paix au Proche-Orient. Mais trop d’actualité peut masquer les tendances profondes, puisque l’avenir, s’il est bien la suite du présent, est toujours le résultat du passé. Ainsi par exemple, dans son introduction, Thierry de Montbrial s’arrête-t-il assez longuement sur le cas de la Turquie, dont il souligne le rapide développement sur les plans démographique et économique, et aussi l’importance politique croissante, tant comme laboratoire de synthèse des cultures islamiques et européennes que par l’influence qu’elle peut exercer par l’intermédiaire des 200 millions de turcophones en direction à la fois des Balkans et des républiques musulmanes de l’Union soviétique.
Lorsqu’il a présenté l’ouvrage, le directeur de l’Ifri est revenu sur certains des points qu’il avait ainsi analysés pour les actualiser, et ce ne fut pas dans un sens optimiste. Pour lui, on ne peut toujours pas parler de l’apparition d’un « nouvel ordre international », qu’il soit américain ou onusien ; les États-Unis n’ont ni les moyens, ni la volonté de l’imposer, et « le rôle de l’ONU continuera à dépendre étroitement de l’entente qui subsistera entre les cinq États qui sont membres permanents de son Conseil de sécurité, tant que cette composition ne sera pas fondamentalement remise en cause ». Quant à l’Europe, le concept qui préside à son avenir, face au dilemme approfondissement-élargissement, reste mal défini tant du point de vue géographique que politique. Les réactions qui viennent de suivre la toute récente initiative franco-allemande en matière de sécurité, qui était encore inconnue au moment de la présentation du Ramses, ne peuvent, à la veille de la conférence au sommet des « Douze » à Maastricht, que renforcer ce diagnostic plutôt sombre. L’ambiguïté de la position américaine à l’égard de la nouvelle Europe s’y ajoute, si l’on considère le peu d’intérêt manifesté par les États-Unis dans la crise yougoslave et si l’on prend à la lettre la remarque qu’a faite récemment devant nous un observateur américain de grande réputation : « Par son initiative sur le désarmement nucléaire, qui fait surtout plaisir à l’Allemagne et au Japon, Bush a montré où seront désormais ses futurs alliés ». Cependant, rien n’est jamais joué, puisque, comme le dit notre ami dans la conclusion de son introduction au Ramses 92, « c’est dans l’action que se forge l’avenir ».
Tout cela et le reste de l’actualité internationale, chaque jour si passionnante dans ses évolutions, seront certainement étudiés de façon beaucoup plus pertinente que nous pourrions le tenter, dans le Ramses 93. Ainsi cette publication continuera-t-elle à être l’encyclopédie par excellence des relations internationales, tant dans le domaine de la géopolitique que de l’économie. Ouvrage unique de référence sur ces sujets et par suite indispensable aux chercheurs, il met en outre à leur disposition une chronologie des principaux événements dans le monde pendant l’année écoulée, de nombreuses cartes et tableaux statistiques, et aussi un index très étudié par matières, noms propres et pays évoqués, ce qui est malheureusement rare dans les ouvrages français. Ajoutons pour finir qu’il est comme toujours superbement présenté. ♦