Débats
À propos d’un retour du militarisme allemand, je crois que pour l’heure l’Allemagne est un vaste chantier avec, à sa tête, des hommes ayant des préoccupations assez semblables à celles des dirigeants russes, c’est-à-dire celles de gestionnaires. De plus l’Allemagne bat des records dans l’objection de conscience et la tendance de l’opinion publique va vers le désarmement, le développement de la CSCE et un rejet total de l’arme nucléaire. Je ne crois pas non plus qu’on doive craindre le danger d’un rapprochement germano-soviétique. En revanche, les relations entre Bonn et Washington m’inquiètent. Lors du départ de troupes de son pays, le secrétaire d’État américain, dans son allocution, a donné l’impression qu’il voyait l’Allemagne jouer le rôle de partenaire privilégié. Comment apprécier la politique américaine de défense vis-à-vis de l’Allemagne, d’autant que les possibilités politiques de défense européenne sont de plus en plus diminuées, l’Europe devant être réduite à un rôle subsidiaire en fonction d’accords sectoriels ?
Si l’Ukraine, entre autres, se nucléarise, est-ce que le pouvoir de l’atome ne jouera pas contre la reconstitution de l’empire slave qu’a évoqué le général Gallois ? Il me semble que les conflits de frontières entre les républiques qui constituaient l’ancienne Union soviétique, de même qu’en Europe centrale et dans les Balkans, sont loin d’être résolus et ils font naître des thèses opposées sur la conduite à tenir par les pays occidentaux : l’Otan sera-t-elle amenée à intervenir hors de sa zone ? Il y a un très grand flou dans la manière dont nous abordons la sécurité européenne.
On a parlé de la braderie des armes soviétiques, mais on sait qu’il y faut un « service après vente » : l’acquisition par des pays qui n’en disposent pas mais qui ne savent pas se servir d’armes perfectionnées est-elle finalement aussi dangereuse que cela, n’est-ce pas un épouvantail ? Deuxième question : on parle de la position de l’Europe, dont la défense doit évoluer en fonction des situations, mais entre la décision d’un programme d’armement et sa mise en service, il s’écoule quarante ans ; que convient-il alors de faire pour les quarante prochaines années ? Enfin, en ce qui concerne la renaissance du militarisme allemand, la dernière guerre a sonné le glas des nations de 50 ou 80 millions d’habitants et la place appartient désormais aux pays de plus de deux cents millions d’âmes. L’Allemagne pourra donc prendre une position dominante mais peut-on pour autant la juger dangereuse militairement ?
L’Allemagne est maintenant, pour les États-Unis, l’interlocuteur privilégié. Ceux-ci sont obnubilés par les difficultés économiques, à commencer par les leurs, et ils se tournent vers l’Allemagne en marginalisant d’autres États comme la France ou l’Espagne. Parce que les deux pays ont un rôle complémentaire, l’élément essentiel de la politique américaine en Europe est maintenant l’Allemagne. Celle-ci n’a pas d’ambition militaire, mais elle est un rouage important dans la réhabilitation des pays de l’Est ; ensuite l’Allemagne tient à maintenir sur elle la garantie américaine, voire à l’étendre aux pays d’Europe centrale. Malheureusement cette complémentarité joue à notre détriment.
En ce qui concerne l’armement nucléaire de l’ancienne Union soviétique, il ne faut pas imaginer que les nouvelles républiques vont s’en servir : elles cherchent à s’insérer avec dignité dans la communauté internationale. Ce n’est donc pas en brandissant l’arme atomique qu’elles aboutiront à leurs fins et qu’elles obtiendront les crédits qu’elles espèrent. Elles veulent garder les armes basées sur leur sol comme un atout, et afin de participer aux différentes conférences sur le désarmement. Quand on envisage une reconquête par la Russie de son empire, ce ne peut être par les armes, mais comme en 1920 : si elle réussit son redressement, elle redeviendra un pôle d’attraction autour duquel les peuples slaves se regrouperont. C’est pourquoi la politique russe de demain sera la recherche d’un pouvoir centralisateur.
• Un dialogue peut-il s’amorcer actuellement sur l’Europe de la défense, sur les questions économiques ? La campagne électorale américaine n’empêche-t-elle pas un tel dialogue et ensuite, lorsque les États-Unis prendront réellement conscience de leurs difficultés économiques, ne durciront-ils pas leur attitude dans tous les domaines ?
Que la Russie veuille à nouveau devenir une grande puissance est certainement un fait que nous ne pouvons négliger, notamment dans le domaine militaire, mais il faut bien voir que l’ascendant de l’Union soviétique ne tenait pas seulement à sa puissance militaire mais essentiellement à son idéologie. Or, il n’est pas raisonnable de croire à la résurgence en Russie d’une nouvelle idéologie à vocation internationale.
Plutôt que de toujours imaginer que l’adversaire d’hier pourrait se reprendre et nous menacer à nouveau, ne devrions-nous pas considérer que l’heure est venue d’instaurer une réelle coopération avec cette partie-là du monde, comme elle existe avec le Sud ?
Il convient de traiter ces questions en se référant à la notion d’équilibre, et non en considérant que l’existence, à l’Est, d’une grande puissance constitue obligatoirement pour nous une menace.
• Il apparaît que les clauses édictées dans nos alliances ne joueront pas d’ici très longtemps. Cela ne veut pas dire qu’elles perdent leur valeur, elles gardent leur rôle dissuasif, mais comment fonctionnerait un système de projection de forces en vue de rétablir ou de maintenir la paix ou bien de protéger les intérêts majeurs de l’Europe ? Il conviendrait d’abolir la règle de l’unanimité, faute de quoi on n’aboutirait à rien, mais sera-t-on dans l’obligation d’agir tous ensemble ou laissera-t-on agir ceux qui seuls en ont la détermination ?
La guerre du Golfe a montré qu’il n’y avait pas unanimité, au sein des Douze, sur la nécessité de participer à des opérations militaires aux côtés des États-Unis : si la règle de l’unanimité n’a pas joué, la règle de la majorité n’aurait sans doute pas été supportée par les nations qui ont jugé nécessaire d’apporter leur soutien militaire à cette guerre contre l’Irak.
• Jusqu’à présent, grâce au nucléaire, les conflits ont été cantonnés à un seuil de violence relativement faible, mais avec la notion de « dissuasion agressive », ne signifie-t-on pas qu’il en sera différemment désormais, le fait pour certains pays de disposer de l’arme atomique leur permettant d’exercer sur les voisins des pressions, voire d’y conduire des actions agressives sans que les grandes puissances nucléaires prennent le risque de les contrer ?
En l’état actuel de l’Otan comme de l’UEO, il est impossible d’intervenir si l’un des membres n’est pas attaqué ou menacé. Ni le cas de la Yougoslavie ni le cas roumain ne pouvaient justifier une intervention. Le seul organisme susceptible d’agir, c’est la CSCE : elle pourrait prendre des mesures de rétorsion mais aucunement engager une action militaire. Il n’y a donc aucune possibilité d’entreprendre une action concertée contre un perturbateur européen.
Ce qu’on appelle la zone Otan est celle qui correspond aux engagements de défense, mais rien n’empêche l’Alliance, ou un certain nombre de ses membres, d’effectuer des opérations de sécurité. On confond souvent la compétence de l’Otan en tant qu’alliance et la liberté d’action de ses membres, laquelle reste entière.
Le concept de dissuasion agressive concerne les pays qui se seraient nouvellement dotés de l’arme nucléaire et qui en profiteraient pour absorber leurs voisins sans que nul ne puisse raisonnablement intervenir. En Europe, où les questions frontalières conduisaient naguère à un embrasement général, le risque nucléaire agira comme un facteur de modération. Le nucléaire a pour effet de ne pas exclure des conflits limités, mais de les contenir dans une sphère restreinte.
L’idée d’une sanctuarisation agressive est sans doute contradictoire dans les termes et l’adjectif est probablement à rejeter, mais cette impropriété de langage mise à part, on constate que la réalité du concept existe bel et bien : à l’abri de leur puissance nucléaire, les États-Unis ont pu mener des conflits à un niveau infranucléaire. Le statut de puissance nucléaire octroie donc en certaines circonstances une impunité indiscutable.
• Dans tout ce qui a été dit, le problème humain, celui des populations, a été escamoté. Il s’est produit une mutation grave dès le début des années 40. Du fait de la défaite de la France, l’Allemagne et l’Angleterre ne pouvant plus s’affronter sur le sol en sont venues à la guerre aérienne ou sur mer. Les attaques aériennes ont tout d’abord visé les objectifs militaires, puis peu à peu ce sont les villes qui ont été leurs cibles. Il y a donc eu inversion de vulnérabilité, les populations civiles, auparavant à l’abri, ont été en première ligne. Hiroshima et Nagasaki ont été les points culminants de cette stratégie. À la suite de cela, il y a eu des années de propagande communiste, de sorte que maintenant les populations sont imprégnées de leur vulnérabilité. Le résultat est qu’elles interviendraient si le danger d’un risque nucléaire leur apparaissait, il y aurait des mouvements populaires : le commandement doit en tenir compte. Autrement dit, dans toute équation stratégique il faut désormais faire entrer le sentiment des populations, d’autant que l’urbanisation a pour effet de concentrer les biens humains et matériels d’un peuple sur des surfaces relativement faibles et fort vulnérables.
Il y a contradiction entre l’état actuel des choses et la marche vers la construction européenne, sur le plan militaire. Il y a peut-être moyen de ne pas sauter d’étape comme semble le faire Maastricht : supposons que nous constituions ensemble un fonds financier commun et qu’avec cet argent nous construisions ensemble quelques dizaines de milliers de missiles balistiques non nucléaires et qu’ensuite ces engins soient répartis entre les nations européennes au prorata de leur contribution, la genèse de cet armement serait collective, mais son emploi serait national car il présente un risque. On en viendrait ainsi à une défense, non pas collective, mais à une défense des nations qui auraient eu soin de mettre sur pied ensemble un arsenal militaire approprié. ♦