Marine - Au-delà de notre participation à la Forpronu (Force de protection des Nations unies, ex-Yougoslavie)
Le 31 mars 1992, le bâtiment de transport opérationnel Orage et quatre navires de la marine marchande appareillaient de Toulon. À leur bord, 2 000 hommes – un bataillon d’infanterie et un bataillon logistique – et 1 300 véhicules, représentant la première partie de la contribution française aux forces de protection de l’ONU déployées en Yougoslavie, avaient pris place pour rallier le port croate de Rijeka.
En cette circonstance, le ministre de la Défense Pierre Joxe rappelait les engagements de la France au service de la paix et déclarait que les armées auraient désormais à assurer des missions de cette nature, dans un monde devenu très instable.
Les évolutions géostratégiques…
Dans un contexte marqué par l’antagonisme des deux superpuissances et par les séquelles de la décolonisation, la France s’est forgée une politique de défense originale qui reposait sur deux principes : l’autonomie des forces qui doivent en toutes circonstances sauvegarder notre liberté d’appréciation et de décision, ce qui n’exclut pas la solidarité avec nos alliés ; le souci de préserver la paix, qui n’écarte pas l’emploi de la force. En application de ces principes, notre stratégie générale est fondée, depuis vingt-cinq ans, sur le couple dissuasion-action.
Avec l’implosion du système soviétique, le modérateur que semblait constituer le blocage mutuel Est-Ouest a disparu et les crises se multiplient. La fin de la compétition entre les deux blocs favorisant aussi la prolifération des armements, la France et ses alliés risquent d’être confrontés à des États équipés de forces non conventionnelles redoutables. La seconde guerre du Golfe a peut-être préfiguré les désordres qui demain mettront en péril la paix du monde, et l’on peut se demander si la situation yougoslave est un cas isolé ou si elle annonce d’autres crises en Europe centrale et balkanique.
… Et leurs conséquences sur la stratégie générale…
La disparition de la menace soviétique et le risque de voir apparaître ici ou là des crises plus violentes ont tendance à modifier les priorités de notre stratégie nationale, sans les remettre profondément en cause.
La force de dissuasion nucléaire perdra sans doute une part de son importance actuelle ; elle devra toutefois se maintenir à un niveau suffisant pour dissuader une nouvelle posture agressive, au demeurant peu probable à court comme à moyen terme.
Quant à l’action, elle doit tenir compte d’un réseau d’interdépendance entre les États si dense et si complexe que notre sécurité ne s’entend plus qu’à l’échelle planétaire. Plus que jamais, il nous faudra prévenir et gérer les crises qui ne manqueront pas d’y naître.
Traduction maritime de cette stratégie générale rapidement évoquée, la stratégie navale continuera de s’exercer dans trois registres, auxquels correspondent trois systèmes de forces : la dissuasion nucléaire avec la force océanique stratégique, l’action à bas niveau qui exige des forces de présence et de maîtrise des espaces maritimes et dont le rôle essentiel est de rassurer les amis et d’inquiéter les ennemis, et l’action d’envergure menée par des forces d’intervention, articulées autour du porte-avions et de bâtiments de transport opérationnel, pour la projection de puissance et le combat classique.
Cette stratégie consistera donc toujours à se servir de l’irremplaçable espace de manœuvre stratégique que fournissent les océans, pour garantir la sécurité du territoire grâce à la dissuasion nucléaire et préserver l’ordre public international au moyen d’une double capacité de présence et d’intervention, dont l’efficacité sera amplifiée par les possibilités qu’ouvre l’espace.
… Sur l’emploi des forces navales…
Si les fondements de la stratégie navale ne changent pas, en revanche les opérations des forces navales ne seront plus tout à fait de même nature. On peut retenir cinq axes d’inflexion :
La précision des actions militaires
La précision des moyens d’observation à partir de l’Espace, conjuguée à celle des missiles, et l’aptitude à évaluer les situations en temps réel grâce à l’intégration d’équipements appropriés dans des systèmes globaux permettront d’adapter précisément l’action aux effets recherchés. Par ailleurs, il faudra prendre en considération la pression qu’exercent les opinions publiques dès lors qu’un conflit commence à s’enliser et qu’augmente le nombre des victimes. Il est donc probable que la tendance ira vers des actions de projection de forces plus ponctuelles et limitant les dommages collatéraux, en quelque sorte chirurgicales.
Une nouvelle forme de dissuasion
La dissémination incontrôlée des armes nucléaires ex-soviétiques ou la prolifération technologique risque d’augmenter considérablement le nombre des pays détenteurs d’armement de cette nature. Cette situation pourrait conduire à une utilisation plus « irrationnelle » allant jusqu’au chantage terroriste. Une telle éventualité incite à imaginer une nouvelle posture dissuasive qui s’appuierait sur une capacité de renseignement approprié et sur une capacité de destruction ponctuelle « duale » – conventionnelle et nucléaire – valable dans le cadre d’une stratégie d’emploi « du fort au faible ». Le porte-avions et ses avions munis de missiles possèdent la souplesse requise pour mettre en œuvre cette forme de dissuasion.
La nécessité d’une coopération internationale
La France seule n’a pas les moyens de mener des interventions rapides, de surcroît peu coûteuses en vies humaines de part et d’autre, contre des pays équipés de forces armées puissantes et sophistiquées. Les opérations maritimes à venir impliqueront des forces multinationales, aux compétences complémentaires, qui se seront réunies par le jeu des alliances ou par la défense d’intérêts communs, momentanément menacés. Il est vraisemblable que la solidarité avec nos alliés occidentaux prendra le pas sur notre désir d’indépendance et d’autonomie.
L’importance accrue des missions humanitaires
Les actions à caractère humanitaire sont un instrument de politique extérieure, au même titre que les actions diplomatiques, économiques et militaires. Elles affirment, d’une certaine manière, la stature de puissance mondiale du pays qui les assure et manifeste par là même sa volonté de servir la communauté internationale. En outre, lorsqu’il faut prendre en charge la réaction collective aux événements catastrophiques ou aux situations conflictuelles qui menacent les populations civiles, l’organisation, l’entraînement, la discipline et le matériel des armées s’avèrent particulièrement adaptés.
La police des fléaux majeurs
En se développant à l’échelle mondiale, les trafics d’armes et de stupéfiants, les délits portant atteinte à l’environnement, le terrorisme et la piraterie maritimes, entraîneront certainement un accroissement des tâches de police en mer.
… Et sur l’organisation de la Marine
Conçu et organisé dans la perspective de l’affrontement des deux blocs, l’outil naval doit maintenant faire face à des risques nouveaux. Répondant à la mutation récente et rapide de l’environnement géostratégique et, par voie de conséquence, à la réduction durable des ressources budgétaires consacrées à la défense, une réorganisation s’imposait.
La restructuration qu’elle entreprend – la plus importante depuis la création de la Force océanique stratégique (Fost) voici un quart de siècle – doit apporter à la Marine davantage de cohérence et de cohésion pour accomplir les missions qui lui seront dorénavant confiées. C’est pourquoi les forces correspondant respectivement aux stratégies de dissuasion et d’action vont être redistribuées, au sein de grands commandements organiques, entre Brest et Toulon.
À l’organisation traditionnelle fondée sur la polyvalence opérationnelle des moyens, se substituera la spécialisation de chacune des deux façades maritimes. Autour de Brest et des Sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), sera rassemblée une part importante des forces de lutte anti-sous-marine (ASM) et antimines. Toulon sera le point d’ancrage des moyens concourant à la maîtrise des crises et, s’il en est besoin, à la projection de force (porte-avions, forces amphibies, bâtiments majeurs polyvalents capables d’agir dans des environnements tactiques variés). Quant aux forces de présence légères, leur déploiement permanent outre-mer est maintenu.
Cette réorganisation permettra aussi de rationaliser le dispositif de l’aéronautique navale et de rentabiliser les structures de soutien.
Mouvements d’unités, concentration des moyens, réduction des implantations n’ont d’autre objectif que d’optimiser les ressources et de conserver à une marine plus resserrée toute son efficacité. C’est à ce prix qu’elle pourra demain, en coopération interarmées ou avec nos alliés, apporter une meilleure contribution à la stabilité et à la paix d’un monde à la recherche de son équilibre. ♦