French Strategic Options in the 1990’s, Adelphi Papers
À la veille des débats qui doivent avoir lieu au Parlement lorsque lui sera soumise la prochaine Loi de programmation militaire (LPM), il peut être intéressant de savoir comment un observateur américain particulièrement averti de notre politique de défense analyse les contraintes résultant du passé qui vont peser sur nos décisions, les défis auxquels nous allons être confrontés dans l’avenir, et les options qui restent ainsi à notre disposition. Or, tels sont les trois sujets que développe dans cet Adelphi Paper de l’International Institute for Strategic Studies (IISS) de Londres, Diego Ruiz Palmer, ancien de l’Institut des sciences politiques de Paris et parfait francophone, qui en a acquis une excellente connaissance en tant que membre pendant douze ans du NATO Studies Center de BDM International, organisme consultant du Pentagone. L’étude qu’il a ainsi entreprise repose sur l’idée qu’un « macrocycle » de politique de défense dure environ vingt-cinq ans, et qu’en conséquence notre prochaine loi de programmation devrait, avec un certain retard, engager l’avenir pour les deux premières décennies du XXIe siècle.
Dans la première partie de son étude, l’auteur examine donc comment nos décisions en la matière sont, d’une part, commandées par notre situation géostratégique, et, d’autre part, par l’héritage résultant du macrocycle précédent. Il tire alors du concept des trois cercles, imaginé par Lucien Poirier, la conclusion que notre pays a essayé de réconcilier la dimension continentale et la dimension maritime de sa sécurité, ce qui n’est pas faux dans la mesure où une stratégie d’action extérieure (dans le 3e cercle) est bien le corollaire logique d’une stratégie de dissuasion (dans le 1er cercle). Cependant, sa démonstration est plus originale, car il considère que ces cercles concentriques entraînaient logiquement des missions convergentes, et que la France, en dotant d’armes nucléaires les trois composantes de ses forces armées, a voulu les associer ainsi dans une stratégie unique, évitant de la sorte, par ailleurs, des controverses sur leurs rôles et leurs capacités respectives. Il insistera par la suite sur les capacités multiples de nos forces conventionnelles, qui permettent à la France de se considérer encore comme une puissance mondiale, mais qui, de son point de vue, constituent un handicap lorsqu’il s’agit de participer à une opération majeure, tant en Europe que hors d’Europe. Quant aux forces nucléaires, dont il reconnaît la qualité technique, il souligne qu’elles sont « la clef et le symbole » du consensus national entourant notre politique de défense, ce qui, de son point de vue toujours, est un autre handicap puisqu’on hésite à en modifier les bases, comme il serait nécessaire pour adapter notre appareil de défense au nouvel environnement international.
Les défis qui résultent de ce nouvel environnement font l’objet de la deuxième partie de l’ouvrage. Disons tout de suite que les données de cette évolution sont en partie dépassées en ce qui concerne les menaces venant de l’Est, ou si l’on préfère les risques, la situation considérée remontant à juillet dernier, c’est-à-dire avant l’« éclatement » de l’Union soviétique. Toutefois, restent d’actualité, ô combien !, les éventualités de crises dans les Balkans et plus généralement en Europe du Sud-Est, de même que cette constatation que l’Allemagne continue à être une « variable critique » dans l’appréciation que la France aura de sa sécurité. Enfin, les menaces qui apparaissent hors d’Europe seront plus sérieuses que celles que notre pays avait jusqu’à présent affrontées seul avec succès, et la question se posera donc, comme elle s’est déjà posée à propos du Koweït, de notre coopération militaire avec d’autres États, même et peut-être surtout s’il s’agit d’opérations placées sous les auspices de l’ONU. Sont également évoqués les problèmes particuliers que nous posent nos relations spéciales avec les États du Maghreb, avant que soient effleurés ceux, nouveaux, que suscitent désormais à tous les appareils militaires, la lutte contre le terrorisme et contre la drogue, ainsi que l’aide humanitaire ou l’assistance dans les catastrophes.
L’auteur soulève ensuite la question du défi que présente à la France le processus de désarmement nucléaire entamé au moment de la rédaction de son ouvrage, et qui s’est considérablement développé depuis. Cependant, ses conclusions restent valables, à savoir que notre arsenal stratégique ne risque guère d’être impliqué, car avec ses quelque 500 têtes il constitue un minimum pour rester crédible, mais que, par contre, la « délégitimation » alors entamée des armes substratégiques ne peut pas manquer de nous poser un problème, pronostic qui s’est trouvé confirmé depuis.
Enfin, sont évoquées les contraintes budgétaires, humaines et industrielles qui limitent nos choix futurs. Au sujet des premières, l’auteur fait remarquer avec justesse, car on l’oublie trop souvent en raisonnant en pourcentage du Produit national brut (PNB), que nos budgets de défense ont été jusqu’à présent analogues en valeur absolue à ceux de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne, mais, et là il n’y insiste probablement pas assez, avec une répartition très différente entre le nucléaire et le conventionnel (en moyenne, le nucléaire a reçu chez nous trois fois plus de crédits qu’en Grande-Bretagne). Pour les contraintes humaines, il s’agit bien évidemment en premier lieu de celle que suscite le principe de la conscription, et pour les contraintes industrielles de celles qui résultent de notre situation d’autarcie dans la production d’armements, situation qui n’existe ailleurs qu’aux États-Unis. Or, pour lui, l’« européanisation » nécessaire des industries de défense ne pourrait être obtenue que par une « européanisation » de la politique de défense française dans le sens d’une analogie des postures militaires, car on pourrait aboutir alors à des besoins en armement comparables.
Nous en arrivons ainsi à la troisième partie de l’étude, dans laquelle Diego Ruiz Palmer examine les options qui s’ouvrent désormais à notre pays, alors que la préoccupation de sécurité en Europe va comporter de plus en plus d’aspects non strictement militaires ; et alors aussi que, tout en prenant au sérieux les risques pouvant surgir hors d’Europe, il va nous falloir résister à la tentation de remplacer la perspective d’un conflit Est-Ouest par celle d’une confrontation inévitable entre le Nord et le Sud. Après avoir considéré, sans beaucoup d’optimisme, la position française en faveur d’une identité ouest-européenne de sécurité, il analyse la réforme en cours de l’Alliance atlantique, qui va créer un partnership in the leadership entre les États-Unis et l’Allemagne, tout en y renforçant l’influence de la Grande-Bretagne. Cette évolution va marginaliser un peu plus la France, car elle va perdre par ailleurs le bénéfice de la coopération militaire pragmatique, mais très efficace, qu’elle avait développée avec l’Otan depuis 25 ans. Le risque existe donc, d’après lui, qu’une occasion historique soit ainsi perdue d’aboutir à un consensus entre la France et l’Otan pour une répartition des missions dans une défense plus européenne du Vieux Continent.
Considérant ensuite longuement la politique française de dissuasion nucléaire, l’auteur estime d’abord que nous allons devoir réviser notre stratégie en la matière, pour tenir compte, d’une part, des modifications géopolitiques survenues à l’Est, et, d’autre part, de la prolifération des armes de destructions massives constatée dans le Sud. Sa conclusion, que nous aurions tendance à partager, est que la division du travail entre les fonctions stratégique et préstratégique devrait disparaître. Il fait remarquer, non sans raison pensons-nous aussi, que le Hadès n’a plus une portée suffisante pour être employé dans une frappe préstratégique vers l’Est, et que lui conserver cette mission risque fort d’être perçu par les proliférateurs du Sud comme leur étant destiné. Quant à l’ASMP (Air-sol moyenne portée) aéroporté, il perçoit mal comment il pourrait être employé en « préstratégique », étant donné les dommages collatéraux probables résultant de sa tête de 300 kilotonnes. Il se montre par ailleurs peu favorable à l’exportation de la dissuasion dans le Sud, et cela en raison des différences de rationalité et par suite d’efficacité, et aussi parce qu’une frappe préstratégique ne pourrait y avoir ni l’effet militaire d’un « coup d’arrêt », ni la fonction politique d’« avertissement » qu’on pouvait escompter à l’Est.
En ce qui concerne les forces nucléaires correspondant à ces nouveaux besoins, l’auteur se demande s’il est bien nécessaire de continuer à disposer de deux triades aux niveaux stratégique et préstratégique ; sa réponse est, comme on pouvait s’y attendre, négative. Pour le stratégique, il ne remet pas en cause bien entendu la composante sous-marine, mais entre les composantes terrestre et aérienne, il penche pour cette dernière dans la mesure où le Rafale sera de toute façon construit, et qu’il pourrait alors être armé avec un missile ASLP (air-sol longue portée) développé en coopération avec la Grande-Bretagne, ce qui ne manquerait pas d’avoir une signification politique, sinon stratégique. Enfin, il met l’accent, comme il se doit, sur nos besoins en capacités spatiales, et il approuve donc le programme de modernisation du système de communication Syracuse et la poursuite en coopération avec l’Italie et l’Espagne du système de reconnaissance Hélios.
Pour les forces conventionnelles enfin, notre auteur recommande, comme on pouvait l’escompter, qu’elles soient développées aux dépens des forces nucléaires, et il fait part à ses lecteurs des projets de modernisation lancés chez nous à ce sujet. Il recommande ensuite que la Force d’action rapide (FAR) soit renforcée par une division blindée prélevée sur la 1re armée et qu’un seul corps d’armée soit affecté au théâtre Centre-Europe. Il est favorable à ce que l’interopérabilité entre la FAR et ses analogues italienne, espagnole et britannique soit encouragée. Il fait l’éloge de nos transporteurs de chars, mais déplore l’absence d’hélicoptères lourds de transport dans la division aéromobile. Pour les forces aériennes, il se réjouit que nous nous soyons dotés enfin d’AWACS, en particulier pour la surveillance de la Méditerranée et de l’Afrique du Nord, en liaison avec les dispositifs radars italien et espagnol ; il fait grand cas de nos cellules Rapace, mais il déplore la faiblesse de nos moyens de transport aérien lourd et de ravitaillement en vol. Quant aux forces maritimes, il souligne, à juste titre, le dépérissement de notre flotte de surface, et il soulève, comme il se doit, le problème de la construction d’un second porte-avions pour remplacer le Foch au début des années 2000, car il y va de notre capacité de projection de force : à moins que celle-ci puisse être réalisée par une mise en commun de moyens européens.
La conclusion de l’étude de Diego Ruiz Palmer va dans le même sens. Pour lui, la France peut être « victime » du succès de sa programmation pendant le premier macrocycle. Afin de maintenir son statut international et de préserver le consensus national, il lui faudrait maintenant faire aussi bien qu’il y a 30 ans, mais dans un environnement tout à fait différent. Par conséquent, il lui faut repenser entièrement les missions et la composition de ses forces armées. Or on peut craindre, remarque-t-il, qu’elle se borne à extrapoler le modèle précédent. Il conviendrait donc que la prochaine LPM ne se limite pas à être un exercice budgétaire, mais qu’elle soit l’occasion de passer complètement en revue, d’un point de vue politique, nos engagements, nos besoins et nos capacités de défense dans la perspective du début du XXIe siècle. Nous ne pouvons que nous associer à ce vœu. ♦