Vive la bombe
Que voilà donc un titre accrocheur ! Et disons-le tout de suite, le livre qu’il annonce de la sorte ne décevra pas le lecteur ; d’autant que son auteur, président de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), sait de quoi il parle puisqu’il a été dans ces dernières années le collaborateur de trois ministres de la Défense : Charles Hernu, Jean-Pierre Chevènement et Pierre Joxe.
L’ouvrage se veut « iconoclaste » et il l’est effectivement. C’est ainsi qu’il débute par un chapitre intitulé « La prolifération nucléaire : grande peur et faux problème », où sont défendues les deux thèses suivantes : la dissuasion étant un bien, tous les pays y ont droit ; et un monde proliférant ne serait pas si dangereux qu’on l’affirme. Le premier argument n’est pas nouveau, puisqu’il fut avancé dès la conclusion du Traité de non-prolifération (TNP) par un certain nombre de pays non nucléaires, dont l’Inde en particulier qui depuis est devenue nucléaire ! On a déjà pu entendre la seconde de ces propositions dans certaines bouches autorisées, tant aux États-Unis qu’en France, mais en l’appliquant généralement à des binômes régionaux antagonistes, tel actuellement celui de l’Inde et du Pakistan, ou encore tel autrefois celui du Brésil et de l’Argentine. Elles admettaient aussi généralement qu’un pays s’estimant assiégé, comme Israël, pouvait avoir des motifs valables pour se doter des moyens d’une stratégie à la « Massada ». Ce n’est pas l’avis de notre auteur, qui déclare : « On ne peut à la fois mettre en avant les dangers de la prolifération et fermer les yeux sur le programme israélien ». Pour lui, ce programme justifie donc la recherche des mêmes moyens par l’Irak, l’Iran, la Syrie, la Libye, voire l’Algérie. À l’égard de ceux qui s’inquiètent de la rationalité de ces nouveaux acteurs nucléaires éventuels, il use alors d’un argument qui n’est pas recevable, celui de « racisme ». D’abord, étant injurieux il dépasse les limites de la polémique, mais surtout il paraît difficile de contester que la raison « raisonnante », celle qui s’est formée chez nous à l’époque des Lumières, puis s’est affirmée dans notre Révolution, pour s’épanouir dans nos États de droit, ne domine pas encore les comportements de ceux pour qui « tout est écrit », ou pour qui le martyre doit permettre l’accès immédiat à la vie éternelle. La rationalité en matière de dissuasion nucléaire nous paraît donc constituer un vrai problème.
Celui-ci est d’ailleurs apparu clairement, nous semble-t-il, à propos de l’Union soviétique, lorsqu’elle a mis tant de temps à se convertir à la dialectique de la dissuasion, au sens où nous l’entendons. C’est, pensons-nous, la pédagogie « occidentale » diffusée au cours des discussions relatives à l’Arms Control qui a été déterminante à cet égard ; mais après l’éclatement de cette Union, l’effroi provoqué par l’entrée en déshérence de son arsenal nucléaire débouche maintenant sur une véritable surenchère au désarmement nucléaire. Pascal Boniface pose à ce sujet une autre question préalable importante, celle de savoir si la dissuasion nucléaire va rester compatible avec ce processus de désarmement. Il répond par l’affirmative, ajoutant même que les deux objectifs se renforceront mutuellement, puisque la « course aux armements nous avait éloignés… de la dissuasion, en menant vers des postures impliquant le combat nucléaire ». Pour la même raison, il considère aussi comme une évolution positive la réduction, voire l’élimination, des armes nucléaires à courte portée.
Enfin, notre auteur répond à une troisième question préalable : l’arme nucléaire risque-t-elle de devenir obsolète, du fait des programmes de défense antimissiles lancés aux États-Unis depuis l’Initiative de défense stratégique (IDS) du président Reagan, et auxquels il est question maintenant que la Russie s’associe. Il estime que non, parce que les systèmes envisagés ne seront pas au point avant longtemps et qu’ils ne pourront jamais être parfaitement étanches. Il les condamne néanmoins vigoureusement pour les deux raisons suivantes : ils relanceraient dans l’Espace la course aux armements qui s’arrête sur Terre, et, « affichant clairement la méfiance des pays du Nord à l’égard des pays du Sud », ils contribueraient à ce que l’affrontement Est-Ouest soit remplacé par l’affrontement Nord-Sud. On remarquera que cette opinion n’est pas propre à Pascal Boniface, puisque le Premier ministre [NDLR 2020 : Pierre Bérégovoy] a tenu récemment sur ce sujet un discours analogue, ajoutant cependant que le volet « alerte précoce » du programme américain peut paraître intéressant, dans la mesure où « il pourrait préfigurer un système international de contrôle et de transparence à partir de l’Espace ».
Ces préalables étant acquis, notre auteur traite à fond tout au long de son livre du cas français. Il constate d’abord que, si « l’URSS et la Russie aujourd’hui ne peuvent plus exercer de menace sur notre sanctuaire national et sur nos intérêts vitaux, (ceux-ci) continuent d’exister, et donc le devoir d’être protégés ». Il pose ensuite en principe que la véritable dissuasion ne peut être que nucléaire, car « l’arme nucléaire n’est pas simplement plus puissante que les autres, elle implique un fossé qualitatif », et sur ces deux points nous sommes pleinement d’accord avec lui. Il pense aussi que la France risque d’être à terme le seul pays du Nord à défendre le principe de dissuasion, car c’est elle qui a le plus d’intérêt à ce qu’il continue à s’exercer, et il argumente ce point de vue.
Cependant, en raison de la connaissance qu’il a eue des dossiers officiels et de sa grande liberté d’expression, ce sont surtout les réflexions de Pascal Boniface sur la stratégie et les moyens nécessaires à notre pays pour être en mesure de continuer à exercer cette dissuasion, qui présentent un grand intérêt. Il marque d’abord son pessimisme sur la pérennité du consensus français en la matière, et à ce propos, comme un peu partout d’ailleurs, il s’abandonne assez volontiers à la polémique, dont, il est vrai, certaines déclarations ou certains écrits lui offrent parfois des occasions faciles. Au sujet de l’avenir de notre stratégie de dissuasion, il pose en principe qu’elle doit désormais être « tous azimuts », mais qu’elle ne peut s’appliquer qu’aux intérêts vitaux, et donc « pas aux opérations qui se déroulent sur les théâtres extérieurs ». Il récuse avec vigueur toute orientation vers une stratégie nucléaire antiforces, et il ose par conséquent proclamer la pérennité de la stratégie anticités. Il est donc discret quant à celle de notre doctrine d’« ultime avertissement », alors qu’on pourrait peut-être envisager de lui conserver un aspect antiforces en la faisant évoluer du « test » à la « semonce ». Il est sceptique quant à la possibilité de mettre au point prochainement un concept de dissuasion européen, mais il accepte l’idée que notre dissuasion soit « concertée » avec nos voisins. Pour les moyens, il table essentiellement sur nos Sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) de nouvelle génération, qui, lorsqu’ils seront dotés de M.5, pourraient avoir des capacités « tous azimuts » ; et il préconise comme deuxième composante, tant à vocation stratégique que préstratégique, le Rafale doté du futur ASLP (Air-sol longue portée). Enfin, il manifeste des inquiétudes à propos de l’arrêt de nos essais nucléaires et du contenu de la nouvelle loi de programmation.
Comme on voit, Pascal Boniface n’hésite pas à affronter dans son livre des tabous. Il est dommage que son ouvrage n’ait pas pu s’enrichir des discussions qui ont eu lieu lors du colloque organisé en septembre 1992 par le ministre de la Défense sur « un nouveau débat stratégique », au sein de la commission chargée de « l’avenir de la dissuasion nucléaire » que présidait Thierry de Montbrial et dont notre auteur fut le très objectif rapporteur. Il est en particulier un point qui est clairement ressorti pour nous de ces discussions, c’est l’importance de l’échéance de 1995, puisqu’arrivera alors à expiration le TNP. Il nous apparaît en effet que tous les problèmes de la dissuasion devront alors être mis à plat, en particulier ceux concernant les rapports Nord-Sud en la matière, car ils constituent encore un dernier tabou. En attendant, nous sommes prêts, quant à nous, à proclamer avec l’auteur de ce livre provocant et par suite stimulant : « Vive la bombe, parce que vive la dissuasion » ! ♦