La prolifération nucléaire en 50 questions
Si le terme n’avait pas une teinte quelque peu désobligeante, on pourrait dire que le livre de Marie-Hélène Labbé est un excellent ouvrage de vulgarisation. On y trouve en effet, exposées de façon claire et succincte par un auteur possédant à la fois savoir et sens pédagogique, les connaissances nécessaires et suffisantes que chacun peut souhaiter avoir, non seulement dans le domaine précis annoncé en couverture, mais aussi sur les techniques de fabrication, les doctrines stratégiques, les mécanismes de contrôle et les tractations diplomatiques. Une utile « approche régionale » permet d’opérer un recoupement horizontal et de faire le point sur les zones à risque, situées à l’heure actuelle pour l’essentiel d’un bout à l’autre de l’Asie ; et on peut même vérifier si le Botswana est ou non signataire du traité de Tlatelolco !
La méthode des questions, justifiée en avant-propos, ne provoque ni n’interdit les redites, danger évident dans une telle entreprise ; elles sont rares ici, la plus flagrante se situant entre les pages 212-213 et 227. Si la lecture est généralement facile et enrichissante, la Q8 introduit de subtiles distinctions, dont on ne saisit guère la place à cet endroit, entre C3I et C2 ; la Q21 paraît traitée un peu légèrement ; la Q39 ignore les explosions au sol et la Q49 laisse le lecteur sur sa faim quant à la technique du « découplage ». Le glossaire joint in fine s’imposait. Il fallait qu’il fût court. Celui-ci nous a paru léger, malgré l’accumulation des renvois dans le texte (9 fois à « centrifugeuse » dans la Q13, de quoi perturber le lecteur scrupuleux). Pourquoi « carbure de tungstène » et pas « plutonium » ? « IRBM » et pas « ICBM » ? Voici terminé le relevé de tout ce que pourrait noter un fouineur grincheux. Autant dire que la perfection est proche et qu’il est temps d’élever le débat.
Cette présentation à partir de données issues de l’abondante documentation ouverte, accompagnée d’informations de caractère moins officiel (comme l’état des arsenaux israélien et indien) et de jugements personnels, fournit l’occasion de constater combien ces sujets sont désormais intégrés dans la culture courante. Là où il fallait des volumes de développements ésotériques pour exposer, il y a 30 ans, la théorie de la dissuasion du faible au fort, quelques mots suffisent aujourd’hui. Du reste, les pays du « seuil » se soucient comme d’une guigne des considérations sur le non-emploi, la crédibilité ou la suffisance. Ils souhaitent posséder la bombe comme le menu peuple rêve d’une Mercedes (voir sur ce point une très bonne argumentation en Q2).
En même temps, la façon de balancer un neutron contre un noyau lourd est devenue secret de polichinelle. Ce qui était du niveau d’Einstein est tombé dans le domaine public. La transparence américaine, la diaspora des cerveaux soviétiques, le jeu des technologies « à double usage », le laxisme mercantile des fournisseurs (parmi lesquels les compères français et allemands n’ont pas toujours eu une conduite exemplaire) font que, d’une part les procédés de fabrication ne recèlent plus guère de mystère pour des pays disposant de bons scientifiques ou ayant les moyens d’importer la matière grise, d’autre part les produits et les équipements se trouvent sans grandes difficultés sur le marché. Si on ajoute que la partie de cache-cache magistralement jouée par Saddam a montré combien l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) peut être bernée, il s’avère que la sorte de sainte alliance constituée autour du Traité de non-prolifération (TNP), du comité Zangger et du club de Londres ne pourra pas tenir indéfiniment les barrières fermées, surtout si, au lieu de chercher le « haut de gamme », les perturbateurs se contentent de bons vieux systèmes jugés obsolètes par les grands.
Face à cette situation, Mme Labbé ne croit guère à la théorie séduisante mais fallacieuse de la « prolifération stabilisatrice », d’autant plus que le nucléaire « n’est pas un tabou pour les terroristes » (pages 55 et 326). Sans verser dans les condamnations de principe de type écologiste, elle présente des propositions précises (notamment Q29 et 33). Elle dépasse les simples « règles de bonne conduite » pour inviter les grandes puissances nucléaires à réviser leur attitude, à limiter leurs essais (elle prédit la reprise des tirs à Mururoa en 1993), à cesser la fuite en avant, et voit là le seul moyen d’obtenir que la prochaine « conférence d’examen » du TNP en 1995 ne tourne pas encore plus mal que les précédentes. Les événements de l’année 1992 sont heureusement encourageants à cet égard.
L’auteur mérite remerciements et félicitations. Le titre trop modeste du livre pourrait laisser penser à un simple mémento. Malgré un exposé volontairement fractionné, il n’en est rien ; largeur de vues et esprit de synthèse sont au rendez-vous dans ce tour d’horizon complet d’un des problèmes majeurs de notre temps. ♦