Marine - Le nouvel État-major de la Marine (EMM)
Tout organisme vivant doit évoluer pour s’adapter à un environnement changeant, faute de quoi il s’étiole, périclite et se fossilise, victime d’une terrible « sélection naturelle » prompte à attenter à son utilité et à sa survie. Si Lamarck et Darwin furent sérieusement contestés en leur temps, nul ne songe plus désormais à remettre en cause ce principe fondamental qu’a dégagé leurs travaux. La Marine, organisme vivant, ne saurait échapper à cette loi. Son histoire, séculaire, est celle d’une adaptation constante sous le coup des contraintes techniques, humaines, politiques ou stratégiques, adaptation faite pour conserver, dans les conditions du moment, l’efficacité de l’outil naval nécessaire à la défense et à la sécurité de notre pays.
Quittons l’optique de la mémoire longue pour nous focaliser sur les turbulences de notre époque. Tout a été dit sur les bouleversements géostratégiques apparus depuis qu’un mur fameux a été renversé, avec pour corollaires des risques plus diversifiés, donc des taches plus nombreuses pour la Marine, et une perception amoindrie des menaces, donc une forte propension de tous les pays occidentaux à mesurer plus chichement les crédits de défense. Devoir faire toujours plus avec moins est un exercice qui impose des choix drastiques, que seul peut atténuer un vigoureux effort d’optimisation et de rationalisation pour s’adapter aux réalités stratégiques, économiques et humaines d’aujourd’hui.
La rénovation du contexte structurel
Cet effort a été entrepris par l’ensemble des armées en France et à l’étranger. Pour ce qui a touché la Marine nationale, on peut en citer les principales étapes :
– les décrets « Armées 2000 » qui ont clairement distingué en les réorganisant les chaînes du commandement opérationnel, du commandement organique et du commandement territorial, et ont renforcé l’autonomie des services ;
– la réorganisation de la direction des constructions navales qui sépare ses activités étatiques et ses activités industrielles ;
– le plan « Optimar 95 » qui a rassemblé les unités en ensembles plus spécialisés que par le passé à Brest et à Toulon, et a renforcé le pouvoir des autorités maritimes locales ;
– la création récente ou prochaine d’organismes et d’états-majors interarmées, comme la Direction du renseignement militaire (DRM) ou les centres opérationnels interarmées, qui donnent au Chef d’état-major des armées (Céma) plus de moyens pour exercer le commandement opérationnel des forces.
Tout cela s’est traduit, pour la Marine, par une décentralisation accrue des tâches de gestion, laissant à l’échelon central pour rôle premier l’élaboration de la politique générale et la préparation de l’avenir. Les conditions dans lesquelles le Chef d’état-major de la Marine (CEMM) exerce ses responsabilités et le fonctionnement de l’échelon central de la Marine s’en trouvaient modifiés. C’est pourquoi il était logique qu’une réforme de l’échelon central, et en particulier de l’État-major de la Marine (EMM), soit l’aboutissement de ce processus d’adaptation. C’est chose faite depuis le 10 mai 1993.
Cette réorganisation a pris en compte la déconcentration de certaines tâches aux autorités organiques et territoriales, ainsi que la stature nouvelle des directions et services de soutien. Elle s’est attachée à distinguer nettement au sein de l’EMM d’une part ce qui concerne la réflexion sur l’avenir, l’élaboration d’une stratégie des moyens et la répartition des ressources, ce qui touche d’autre part à l’étude et à la réalisation des moyens de la Marine, ce qui traite enfin de la conception des politiques d’emploi, d’entretien et d’entraînement des forces.
Le nouveau visage de l’échelon central de la Marine
Une structure à trois divisions de l’EMM en a résulté.
Une division « plans » est chargée de la prospective, de la planification et de la programmation dans tous les domaines, y compris celui de l’infrastructure, chargée aussi de la répartition des ressources humaines et financières, de l’organisation et de la réglementation de la Marine. Cette division est formée de cinq bureaux « études et plans généraux », « finances », « emplois militaires et civils », « organisation-réglementation-administration », « infrastructure ».
Une division « programmes » assure la conduite des programmes de bâtiments et d’équipements des forces de surface, des sous-marins et des installations à terre connexes, dans le respect des objectifs fixés par la programmation ; elle est formée d’équipes de programmes qui peuvent être indépendantes ou dépendre à des degrés divers de l’un des cinq bureaux d’expertise technico-opérationnelle « lutte au-dessus de la surface », « lutte sous la mer », « plateformes et mobilité navale », « sous-marins » et « transmissions, systèmes d’information et de commandement » ; elle comprend également une cellule financière.
Une division « opérations-logistique » définit les conditions générales d’activité et de soutien des forces maritimes et suit leur situation pour le compte du CEMM. Elle assure également la cohérence de la Marine pour les relations internationales et veille à celle de la doctrine d’emploi. Elle comprend les trois bureaux « emploi », « soutien », « coopération et relations extérieures ».
Les rôles des différents services et directions dépendant du CEMM ont été reprécisés. Leur tâche essentielle est de satisfaire les besoins exprimés par celui-ci pour assurer le bon fonctionnement des unités. On notera cependant quelques particularités : il appartient au Service central de l’aéronautique navale (SC Aéro) de faire réaliser les programmes aéronautiques de la marine et d’être le représentant privilégié de cette dernière en matière aéronautique ; la responsabilité de la plupart des écoles de la Marine incombe à la Direction du personnel militaire de la Marine (DPMM) ; la Direction centrale du commissariat de la Marine (DCCM) assure l’expertise en matière de droit de la mer ; la Direction centrale des travaux immobiliers et maritimes (DCTIM) est responsable des affaires domaniales et des servitudes qui se rapportent aux infrastructures de la marine ; le Service hydrographique et océanographique de la Marine (SHOM) assure une mission générale de service public de l’hydrographie. Les relations de l’état-major avec la Direction des constructions navales (DCN), organisme fortement implanté dans les ports et responsable à la fois des constructions neuves de la Marine et de leur entretien, sont établies sur la base d’un protocole d’accord traitant des échanges d’informations et du partenariat entre ces organismes.
Cette réorganisation s’est accompagnée de la recherche d’une plus grande souplesse de fonctionnement au sein de la Marine et de son échelon central de façon à faciliter la cohérence d’ensemble de sa politique : création de structures horizontales fonctionnelles ; formalisation de conseils du CEMM : renforcement de son pouvoir de contrôle, contrepartie nécessaire à toute décentralisation, par l’accroissement de ceux de l’inspecteur du matériel naval qui devient inspecteur des forces maritimes ; association plus étroite de la Commission permanente des programmes et des essais au déroulement des programmes de navires.
Hommage au darwinisme
L’entreprise de rationalisation des structures de la Marine et d’adaptation de son échelon central aux conditions nouvelles de son environnement et de l’organisation de la défense est une œuvre de longue haleine qui demandera encore durée et efforts avant que son bénéfice soit vraiment tangible. C’est bien un souci de cohérence et d’efficacité qui l’a guidée ; aussi peut-on être assuré qu’elle permettra progressivement à la Marine de toujours mieux mobiliser ses énergies grâce à une décentralisation plus large des responsabilités, à des structures organiques plus fortes, à des chaînes d’information et de commandement plus courtes.
Elle témoigne de la vitalité d’une institution qui n’a jamais ménagé ses efforts pour chercher toujours à tirer le meilleur parti de ses ressources en accomplissant sa propre mutation à chaque fois que nécessaire. L’œuvre de l’amiral Castex en donne un exemple. En 1909, il écrivait dans Le grand état-major naval que « depuis l’époque où un rudiment d’état-major a été installé rue Royale jusqu’à nos jours, de nombreux perfectionnements ont été apportés à l’œuvre première… » (1) avant de proposer lui-même des réformes profondes qu’il affinera une dizaine d’années plus tard à la lumière du conflit écoulé dans ses Questions d’état-major, au moment même où les idées ainsi défendues étaient entérinées. ♦
(1) Cité par Hervé Coutau-Bégarie dans Castex, le stratège inconnu.