Afrique - Le 5e Sommet de la francophonie à l'île Maurice
Pour la 5e fois depuis février 1986, les représentants de 47 pays et communautés ayant en commun l’usage du français se sont réunis au sommet à Maurice, du 16 au 18 octobre 1993.
Ce 5e Sommet de la francophonie a montré qu’il existait au sein de la communauté francophone dans le monde, et malgré l’hétérogénéité de cet ensemble, une volonté certaine d’exister et de s’affirmer davantage sur la scène internationale. Il est apparu clairement que les bouleversements politiques et stratégiques intervenus dans le monde depuis le début de la décennie ont engendré dans ces pays un fort besoin de nouvelles solidarités, qui est à l’origine de cette volonté de relance politique de la francophonie. On commence enfin, semble-t-il, à rejoindre les ambitions originelles des pères fondateurs, les Habib Bourguiba (Tunisie), Diori Hamani (Niger) ou Léopold Sédar Senghor (Sénégal), qui, quelques années après les indépendances des pays francophones du continent africain, préconisaient la création d’une communauté institutionnalisée qui devait, face au Commonwealth, mieux protéger les intérêts spécifiques, surtout culturels, de ce groupe de pays fortement liés par l’histoire et par la langue française.
Les débuts ont été lents, timides, difficiles, voire fastidieux. Ils ont surtout été le fait, dans les années 1960, du monde associatif avec la création de l’Association des universités partiellement ou entièrement de langue française (Aupelf) ou de l’Association internationale des parlementaires de langue française (AIPLF). Le contexte international ne favorisait pas alors une politisation de la démarche francophone. C’est l’option de la coopération technique qui fut retenue pour organiser cet ensemble. Le 20 mars 1970 était fondée, à Niamey, l’Agence de coopération culturelle et technique, première institution intergouvernementale de la francophonie (21 pays à l’origine). Dotée de moyens financiers modestes, l’ACCT allait développer ses activités tant bien que mal dans trois domaines : la culture, l’éducation et la formation, et enfin, la coopération scientifique et technique.
Dans les années 1970, fortement marquées par les revendications du Tiers-Monde en faveur d’un nouvel ordre économique international, puis par les grandes illusions d’un vaste dialogue Nord-Sud, l’ambition francophone n’a pas eu un succès considérable, et la francophonie est restée perçue au mieux comme un combat démodé pour la défense de la langue française, au pire comme un moyen pour la France d’imposer à ses anciennes colonies africaines le maintien d’une domination culturelle. Par ailleurs, l’idée de fonder une sorte de « Commonwealth à la française » allait déboucher en fait sur la réunion à Paris, en novembre 1973, autour du président Pompidou, de sept chefs d’État africains francophones, suivie en 1975 à Bangui d’un véritable premier sommet franco-africain. À l’initiative du président Senghor, il fut décidé de tenir de tels sommets annuellement. La logique franco-africaine prit nettement le pas sur la logique francophone avec l’élargissement de ces sommets à la plupart des autres pays du continent, y compris les lusophones, les anglophones, les arabophones et les hispanophones.
Il faudra attendre 1986 pour voir la francophonie resurgir au premier plan. Cette année-là, à l’initiative du président Mitterrand, le premier sommet de la francophonie est organisé à Versailles. Quarante-deux pays et communautés y participent, seize chefs d’État et dix chefs de gouvernement sont présents. On y parle de culture, mais aussi de politique et d’économie. On y prend des décisions concrètes sur des projets dans le domaine des médias ou de la coopération technique. « La francophonie est une communauté désireuse de compter ses forces pour affirmer ses ambitions », y déclare François Mitterrand. La vieille idée d’un « Commonwealth à la française » est clairement relancée. La tenue de sommets de chefs d’État va créer une réelle dynamique. Un deuxième sommet se tient à Québec en septembre 1987. Dès lors, il est décidé d’alterner annuellement sommets franco-africains et sommets francophones. La décision est significative d’une volonté de rééquilibrage entre les priorités africaines et celles de la francophonie qui va très vite manifester le besoin de s’organiser, de se structurer et de se renforcer pour parvenir vraiment à s’affirmer.
Au fur et à mesure du développement des activités des principaux opérateurs de la francophonie, l’ACCT et l’Aupelf-Uref en particulier, ce sont en effet les problèmes de structure qui vont en priorité être posés. Comme l’explique Michel Guillou, directeur général de l’Aupelf, « le débat sans doute principal a porté très vite sur les voies et moyens par lesquels l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT), qui préexistait au sommet de Paris avec ses structures intergouvernementales propres, et menait des actions depuis sa création en 1970, pouvait être intégrée à la nouvelle dynamique et se plier aux exigences politiques voulues et décidées par les chefs d’État et de gouvernement ». Jacques Toubon, ministre français de la Culture et de la Francophonie, retraçait ainsi le processus de maturation institutionnel lors du sommet de Maurice : « Comme c’est naturel et inévitable en cette matière, cette organisation, livrée à elle-même et dépourvue d’impulsion politique, dans le vrai sens du terme, s’est contentée de gérer des programmes financés par des crédits limités. On pouvait dire en 1985 que l’ACCT ne pouvait plus répondre entièrement à l’immense attente que suscitait la francophonie » ; et le ministre français de rappeler les grandes évolutions mises en œuvre depuis que les sommets existent : « Le Sommet de Paris fut celui de la fondation des grands espoirs et des grands projets, parfois trop ambitieux comme l’Agence des télécommunications francophones ou le baccalauréat francophone, ou parfois visionnaires comme ceux relatifs aux industries de la langue ; mais il eut le mérite de lancer une vaste entreprise que nous avons désormais l’immense responsabilité de mener à bien. Le sommet de Québec fut celui de la création des mécanismes de la coopération : on y lança l’idée féconde de la coopération en réseaux, la télévision multilatérale francophone TV5 et l’université des réseaux d’expression française. Le Sommet de Dakar [1989] fut celui de la consolidation : les programmes furent consolidés, l’Université francophone d’Alexandrie fut consacrée et un pas décisif fut accompli avec la décision de multilatéraliser le financement de l’Uref, instrument évidemment multilatéral, mais que la France était jusqu’alors seule à financer. Enfin, le Sommet de Chaillot [1991] fut celui de la maturité. Si aucun programme d’envergure nouveau n’y vit le jour, des réformes institutionnelles furent adoptées visant à clarifier les responsabilités. Il s’agissait du fait que la volonté initiale des chefs d’État et de gouvernement avait été politique : pour éviter l’enlisement bureaucratique et conserver cette initiative politique, préciser notamment le rôle de l’ACCT, nécessairement subordonné à l’autorité des chefs d’État et de gouvernement, et au travers de celle-ci, subordonnée au Conseil permanent de la francophonie, instance délégataire (des chefs d’État) entre deux sommets ».
Le Sommet de Maurice constitue de fait une étape importante, puisque malgré les tiraillements bureaucratiques et les rivalités inhérentes à tout processus multilatéral, les problèmes institutionnels de la francophonie ont été en grande partie réglés. Le Conseil permanent de la francophonie (composé de représentants des chefs d’État), doté de moyens renforcés, assure la prééminence politique du dispositif en orientant et en contrôlant le travail des opérateurs (ACCT, Aupelf-Uref, TV5, etc.). Surtout, lors de ce Sommet, l’élargissement de l’ensemble francophone a été consacré avec l’accueil comme membres permanents du Cambodge, de la Bulgarie et de la Roumanie, et l’examen de nouvelles candidatures comme celle d’Israël. À cet égard, pour situer l’importance de la francophonie, il faut rappeler qu’on peut évaluer à environ 105 millions le nombre de francophones réels, à 55 millions celui de francophones occasionnels et à 100 millions celui de « francisants », c’est-à-dire ayant étudié le français. Au total, les francophones représentent 2 % de la population mondiale et en Europe moins d’un Européen sur dix est francophone.
Second élément important de ce sommet de Maurice : l’affirmation du rôle politique de la francophonie. D’abord, dans la mesure où l’ensemble francophone s’est engagé clairement sur le soutien aux processus de démocratisation en prenant notamment parti sur des cas, comme celui de Haïti, du Burundi (à la suite du coup d’État militaire d’octobre 1993, il a été décidé de suspendre la participation du Burundi aux instances francophones) ou du Rwanda. Ensuite, parce qu’il a été décidé d’organiser désormais entre francophones, et malgré l’hétérogénéité de l’ensemble, une concertation systématique sur les grands dossiers internationaux, afin de dégager des orientations ou des positions communes lors des conférences internationales.
Il reste que la grande affaire de ce Sommet de Maurice, à laquelle la France attachait un intérêt marqué, aura été celle de la bataille pour obtenir une exception culturelle, dans les accords du GATT sur le commerce international, qui puisse permettre de protéger les industries culturelles francophones contre les risques que comporte une ouverture sans limite des marchés. En adoptant à l’unanimité une résolution ferme par laquelle « ils conviennent d’adopter ensemble, au sein du GATT, la même exception culturelle pour toutes les industries culturelles… », les 47 chefs d’État et de gouvernement et de délégation des pays ayant en commun l’usage du français, présents à Maurice, ont montré que désormais l’ensemble francophone est capable de se mobiliser sur un enjeu difficile, mais essentiel pour la communauté. ♦