Débats
• À court et moyen terme, et du strict point de vue militaire, la Russie et la CEI peuvent-elles constituer encore une menace pour nous ?
Sans doute le principal théâtre d’opérations de l’armée russe risque d’être la CEI ; cela dit, oui la Russie peut constituer une menace, mais d’un tout autre genre que celle à laquelle nous avons longtemps été confrontés pendant la guerre froide. La Russie peut en effet, par inquiétude, par maladresse, être conduite à mener une politique agressive, de pure négativité : naguère cette politique menée par l’Union soviétique répondait à une vision globale des rapports internationaux, à une idée de sa place dans le monde et des alliances qu’elle devait développer ; aujourd’hui, tel n’est plus le cas, sauf par ressentiment envers l’Occident. Il y a le cas de la Turquie, mais il peut y en avoir d’autres, notamment celui des pays Baltes où la Russie pourrait un jour revendiquer le droit du sol en fonction de l’importance des populations russophones, en organisant ces minorités, en exigeant une part de la décision politique, de manière à transformer ces pays en États binationaux. Or, des politiques de négativité de cet ordre auront des effets sur nous ; il ne s’agira pas de menaces globales, mais nous serons face à une déstabilisation de certaines zones clés de la planète. Par exemple, la Russie peut plus ou moins coopérer dans la prolifération nucléaire ou balistique, même si elle a présentement tout intérêt à être prudente en ce domaine. Nous n’avons pas à craindre une offensive de grand style, mais des blocages de systèmes auxquels peut conduire une mauvaise gestion de part et d’autre.
Il ne convient pas d’employer le terme de menace car, pour parler de celle-ci, il faut être capable d’isoler une volonté. Or, cela est impossible actuellement en Russie : il n’y a plus de décision centralisée dans ce pays et le meilleur exemple en est la guerre de Tchétchénie qui n’est qu’une addition de guerres privées, menées pour des motifs différents par un certain nombre de gens gravitant autour de Boris Eltsine, chacun ayant ses propres raisons de vouloir l’affrontement. C’est ce qui explique les incohérences de la politique russe en Tchétchénie, où on voit surgir une stratégie de survie d’un certain nombre de factions dans un jeu politique qui n’est plus institutionnalisé. De ce point de vue, il y a effectivement un risque venant de Russie, émanant d’une situation politique peu claire où il n’existe pas d’arbitre, ce qui permettrait à certains individus en factions d’utiliser des crises internationales pour survivre politiquement ; ce qui n’est pas nouveau dans l’histoire de la Russie : en 1902, quand celle-ci s’est engagée dans des opérations en Corée, ce qui l’a conduite à l’affrontement avec le Japon, elle suivit les intérêts du Premier ministre de l’époque, qui était en perte de vitesse et qui a tenté le tout pour le tout afin de rester en place. Cela ne correspondait nullement à l’application d’un plan politique ni à un projet d’État. On se trouve face à ce problème dans les pays Baltes, où la quasi-totalité des banques privées sont la propriété directe ou indirecte d’officiers de l’armée russe, ce qui leur donne une force aucunement négligeable ; par ailleurs, l’Ukraine où des milices russes, formées d’anciens officiers de l’armée soviétique, opèrent au nom de la protection des banques ukrainiennes ayant passé un accord avec des banques russes. Il y a là un facteur de manipulation.
De plus, toute une série d’entreprises russes sont aux abois actuellement et, de ce point de vue, une politique d’exportation de matériaux dangereux, non nucléaires, est très possible en ce qui concerne le classique perfectionné. Cela peut donc donner naissance à de nouvelles capacités militaires dans d’autres États, avec un client évident, l’Iran ; le renforcement de la puissance militaire chinoise (profitant des échanges en troc, ce qui permet de ne pas les comptabiliser) ; et d’autres pays peuvent sous peu être intéressés par de tels échanges. L’autre aspect du risque réside donc dans l’apparition à moyen terme de nouvelles forces militaires d’États qui ne sont pas la Russie, mais qui peuvent faire partie d’un groupe de pays, réprouvés par l’ordre international, avec lesquels Moscou se sentirait des liens au moins conjoncturels.
La manière incroyablement maladroite avec laquelle la Russie a mené militairement l’affaire tchétchène donne à penser qu’aujourd’hui elle n’est pas capable, même avec des matériels performants, de mener des opérations d’envergure réellement dangereuses. Si le pouvoir central s’effondrait et si les seigneurs de la guerre disposaient d’armements performants, on pourrait envisager un scénario catastrophe allant du chantage à des attaques suicides. Cela dit, ce qui peut sauver les Russes c’est, comme le prouve leur littérature, leur profond esprit de peuple ; or un peuple fier essaye toujours de se tenir bien, même s’il reste maladroit, à condition de ne pas trop le vexer.
• La corruption est-elle un phénomène nouveau ou cet enrichissement personnel existait-il du temps de l’URSS ? En outre, j’ai vu que la Moldavie s’était fait inscrire au sommet des pays francophones.
Le problème de la corruption peut être abordé de deux manières : moralement, mais alors considérons qu’il y a un pays fort corrompu, le Japon, qui fonctionne économiquement très bien ; par ailleurs, examinons si cette corruption se fait grâce à la constitution d’une espèce d’élite nationale avec une collusion étroite entre les intérêts publics et les intérêts privés, ou bien aboutit à une fragmentation de l’espace politique interne. Pour l’instant, une bonne partie de la corruption tourne autour de la rente gazière et pétrolière, de sorte qu’elle permet de constituer des groupes en conflit les uns avec les autres, plutôt qu’elle n’aboutit à souder une élite sociopolitique sur un projet commun. Or, cette corruption transite par les réseaux bancaires et pose le problème de l’arrivée sur les marchés financiers occidentaux de fonds mal contrôlés, ce qui soulève celui de responsabilité dès lors que de l’argent gris ou noir peut ainsi être introduit en Occident au profit de certains services ou individus.
La Moldavie est un cas d’école du mouvement centripète qui a succédé au mouvement centrifuge. Les Moldaves sont des Roumains, mais la langue moldave n’a jamais existé. Pour des raisons économiques, les velléités d’indépendance de ce pays ont fortement reculé, mais sur les problèmes culturels il s’aligne sur la Roumanie sans pour autant faire aucune peine, même légère, à Moscou.
• L’élargissement de l’Alliance atlantique aux ex-pays du pacte de Varsovie est-il un facteur de risque ? L’instauration d’un système économique assez déroutant en Russie est-elle perçue correctement par les industriels qui vont y investir ?
C’est le problème de Fermat dans le domaine diplomatique : il y a en effet l’objectif insensé de déplacer l’ancienne frontière interallemande sur les confins de la Pologne et de la Biélorussie ; c’est désigner la Russie comme ennemi conventionnel, c’est risquer de se mettre à dos les pires éléments russes. D’un autre côté, refuser toute la discussion sur l’intégration de ces démocraties d’Europe centrale à l’Union européenne et leur laisser entendre qu’elles ne seront des adhérents que de second ordre dans la mesure où il ne faut pas gêner la Russie, c’est accepter d’ores et déjà, et sans que cela nous ait été demandé, une politique de zones d’influence. Alors comment concilier ces deux attitudes de bon sens ? La réponse américaine est l’initiative de paix qui tente de proposer l’Otan aux uns et « quelque chose » aux Russes, mais ceux-ci ne sont pas dupes. Fort heureusement, le peuple polonais, qui est créatif, a inventé un élément de raffinement dans cette équation en élisant des néocommunistes attachés à l’entrée dans l’Otan, ce qui s’appelle « botter en touche ». Dans cette affaire, tout peut être joué, mais il faut garder du temps. En même temps, il faut offrir aux Russes des coopérations sérieuses et des moyens efficaces de s’intégrer à la communauté internationale. Si nous leur débloquions une série de dossiers et si nous leur donnions le sentiment que nous prenons en compte leurs exigences véritables, si nous cessions, comme le font les Allemands (comme ils l’ont fait en Croatie), de jouer à l’indépendantisme ukrainien, si aussi nous donnions aux Turcs des consignes de prudence, en tant qu’alliés, il est sûr que certains nœuds se déferaient. Si nous nouons tous les lacets, nous mécontenterons la Russie et ses ressentiments se canaliseront sur ces questions au point d’en faire un problème insoluble des relations internationales.
En ce qui concerne les pays d’Europe centrale désirant adhérer à l’Otan, il s’agit pour eux d’avoir l’armement américain gratuit au lieu de l’obtenir, tout aussi gratuitement, des Russes.
Les entreprises occidentales qui opèrent en Russie connaissent la situation et doivent s’y adapter. Certaines le font aisément. Il faut reconnaître que plus on s’éloigne de Moscou ou de Saint-Pétersbourg, plus le nombre des firmes françaises décroît, alors qu’au-delà on trouve des entreprises italiennes. Il est de tradition dans l’esprit des dirigeants français de croire que tout doit se régler à Moscou, or ce n’est plus vrai. Même si la province russe reste quelque peu glauque, elle doit être prospectée avec, ensuite, le souci d’intervenir à Moscou pour que des intérêts particuliers ne viennent pas contrecarrer les projets élaborés.
• Ne pourrait-on jeter un coup de projecteur nucléaire sur la situation actuelle : évolution de la recherche et du développement, de la production, importance qu’y attache le pouvoir politique, établissement militaro-industriel, probabilités de trafic, etc. ?
Les Russes ne vous montrent et ne vous disent que ce qu’ils ont envie de vous dévoiler. Le ministère à l’Énergie nucléaire est resté un bastion, avec un ministre qui tient tout le secteur d’une main de fer. Cependant, s’il y avait eu des trafics de matières nucléaires, cela se serait su ; il en va de même en ce qui concerne les armes. À propos du nucléaire civil, il y a eu Tchernobyl : on sait que les ingénieurs ont inconsciemment mis le réacteur dans un régime instable. Tout le lobby électronucléaire a aussitôt clamé son besoin d’aide étrangère. De la même manière, les Russes ont fait de leur pays une poubelle pour des raisons idéologiques, l’humanité étant autoproductrice d’elle-même par le processus de production, dont la maintenance ni la réparation ne font partie.
En ce qui concerne la doctrine nucléaire militaire, les Russes sont d’accord pour dire que leur seuil d’usage militaire a beaucoup baissé. Compte tenu de l’état déliquescent d’une bonne partie de leurs forces classiques, ils affirment très ouvertement qu’en cas de crise grave ils « monteraient » beaucoup plus rapidement au nucléaire. Il y a un exemple qui a été officiellement donné lors d’un colloque aux États-Unis en 1993, au cours duquel le responsable russe a évoqué les questions de l’Arménie et de la Turquie : faisant état d’un accord militaire de Moscou avec l’Arménie, ce responsable a annoncé que la Russie allait tout faire pour que ce pays ne pousse pas trop loin son avantage et en particulier qu’il ne fasse pas marche sur Bakou en cherchant à provoquer l’éclatement de l’Azerbaïdjan ; en effet, la Turquie ne pourrait alors pas ne pas intervenir, et la Russie n’étant pas en mesure de défendre l’Arménie face à une attaque turque de grande ampleur, il lui faudrait, pour tenir ses engagements, recourir à des frappes nucléaires tactiques sur des objectifs militaires en Anatolie. Cela a été dit et le message a été parfaitement reçu. La Russie n’ayant manifestement plus les moyens de soutenir des affrontements classiques à très haute intensité, voit une issue dans le recours au nucléaire tactique.
Une partie des campagnes les plus alarmistes sur le nucléaire a été orchestrée par le gouvernement russe lui-même et ses services spéciaux dans le but de faire venir l’argent. En ce qui concerne le nucléaire militaire, dans le comptage des têtes qui devaient être éliminées, Moscou s’est appliqué à fabriquer des charges supplémentaires pour les vendre en dollars avant de les détruire. C’est devenu une industrie. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait aucun danger de prolifération, le plus grand se situant dans la diffusion des connaissances technologiques en raison du sous-emploi et des différences de rémunérations que peuvent obtenir les ingénieurs nucléaires en Russie. Des entreprises individuelles ou collectives de diffusion des connaissances nucléaires sont très vraisemblables ; c’est sur elles qu’il conviendrait de concentrer l’attention ainsi que sur les laboratoires de recherche, où la quantité de plutonium augmente sans cesse alors que sa comptabilité n’est pas possible ; des spécialistes qui manipulaient des substances fissiles, éléments de recherches, et qui se retrouvent avec de l’or entre les mains, sont quand même tentés. Qu’il y ait des trafiquants en Russie, c’est fort probable, même s’il y a eu des manipulations à ce sujet. On les trouve dans les usines de séparation isotopique, dans les laboratoires, dans la communauté de la recherche. Il y a un effort à faire à leur égard. Cette question nous fait toucher du doigt la nécessité que se reconstruise, bien ou mal, un État russe. ♦