Débats et conclusion
• Je crois que tout le monde a été sensible à la fusion Boeing-McDonnell Douglas, ce qui crée une situation nouvelle pour l’industrie aéronautique européenne à tel point que la différence est si grande entre le nouveau géant américain et Airbus qu’on a affaire à la lutte du pot de terre contre le pot de fer.
A priori, cette analyse n’est pas fausse, mais il restera toujours une concurrence dans ce domaine et c’est ce qui peut sauver Airbus. Les autorités américaines ne pourront plus peser comme auparavant en faveur de leur avionneur, car cela reviendrait à tuer la concurrence. Revenons en arrière et posons-nous la question de la prise en compte de cette évolution par la Commission européenne. Il y a quelques années, lorsque Aerospatiale a voulu se porter acquéreur de De Havilland, elle s’est fait contrer par la Commission de Bruxelles sous prétexte que cela conduisait à un certain monopole en Europe. Or, en fait, le marché est mondial et ce qui s’est passé par la suite est qu’on a créé un concurrent redoutable avec la compagnie Bombardier. Il paraît donc important d’intervenir auprès de la Commission de Bruxelles pour que ces nouveaux éléments dans la compétition soient véritablement pris en compte et qu’on sorte d’un certain dogmatisme.
Il n’y a pas que l’aviation commerciale, car le groupe Boeing-McDonnell Douglas fabrique nombre de produits militaires qui, eux aussi, sont de redoutables concurrents pour nos propres productions.
Certes, mais là nous disposons de trois avions, le suédois, l’européen, le Rafale et, si on analyse bien la situation, un pôle s’est déjà créé dans l’aviation militaire en Europe et il est britannique : BAe, Fuller, le club italien, allemand et espagnol autour de l’Eurofighter ; il a passé un accord pour mettre à son catalogue les produits du Suédois et, de plus, il est un des acteurs possibles dans le futur avion de combat américain. Stratégiquement sa position est meilleure que celle de Dassault. Il faudra bien regrouper les derniers acteurs européens avec cet ensemble anglais afin de consolider l’aviation militaire.
Dans le domaine des appareils militaires, nous voyons s’esquisser un pôle BAe-Dasa ; voilà donc un secteur d’activité majeur où l’allié de Dasa n’est pas français et il ne faudrait pas que cela se reproduise dans le domaine des avions de ligne et qu’on pousse Dasa dans les bras de British Aerospace, ce qui se passera inévitablement si on hésite à constituer une société Airbus de plein exercice. À la fin, cette évolution devrait conduire à une convergence entre les activités de l’industrie aéronautique de combat et l’aviation commerciale. Pour en venir là, il est préférable qu’existe déjà un tel pôle en France avec Aerospatiale-Dassault pour ensuite cristalliser un ensemble Dasa-British Aerospace, de même que toute l’histoire d’Airbus s’est faite autour d’un pôle franco-allemand. Or, actuellement, cela ne va pas très bien avec les Allemands et Dasa est en train de changer de stratégie.
Un mot sur Hélios II : ce qui ne s’est pas passé à Nuremberg est effectivement un revers grave, mais il est politique et stratégique et nullement financier. Il était prévu que l’Allemagne dépensât 20 % des sommes nécessaires ; à l’inverse, elle devait payer les deux tiers d’un satellite radar d’observation (Horus) qui l’intéresse davantage que la France ; or celle-ci dépense de l’argent pour Horus alors que l’Allemagne, dont c’est le projet fétiche, n’en dépense guère. Donc, pour autant que la volonté s’en manifeste, rien n’empêche financièrement qu’Hélios II poursuive sa voie.
• En ce qui concerne les restructurations, la priorité a été donnée à un choix français : valait-il mieux opérer de façon transversale comme prévu plutôt que de placer délibérément cette restructuration dans un cadre européen ?
Le jeu est d’une extrême complexité et s’engager dans le cadre européen ne nous aurait guère donné la latitude dont nous avons besoin, car ces restructurations franco-françaises auraient dû se faire il y a bien des années. Si on doit bâtir une industrie d’armement européenne, l’axe franco-allemand devrait être un axe privilégié de manière à contraindre les Anglais à venir ; or le choix de Lagardère privilégiait un axe franco-anglais, ce qui ne pouvait que fragiliser l’Europe.
• La faiblesse du budget de la défense entraîne de grandes difficultés dans la planification industrielle (et sans doute encore plus pour les utilisateurs), et on répète que le salut est dans l’exportation, mais au-dessous d’un certain seuil du budget de la défense, il n’est plus possible d’assurer correctement les démarches à l’exportation. Pour le Rafale, on a retardé le programme en se disant que les militaires se plieraient aux nécessités ; or les acheteurs étrangers ne se soumettent pas à ces contraintes : il faut satisfaire très vite leurs besoins. À force de retarder ou d’annuler des programmes, on finira par ne plus rien avoir à exporter, ou bien nous serons rattrapés par les Américains qui n’avaient rien à proposer jusqu’à présent face au Rafale.
L’impérialisme américain peut, par ricochet, servir un autre fournisseur, car certains n’accepteront pas de passer sous les fourches caudines de Boeing-McDonnell Douglas. Il y eut un chef d’état-major de l’Armée de l’air qui ne voulait pas du Mirage 2000-5, il voulait le Rafale : si on l’avait écouté, le Rafale serait en passe d’être en service et nous ne serions pas dans la situation dans laquelle nous nous trouvons. Or, parce qu’il fallait exporter à ce moment-là, on a imposé à l’Armée de l’air le Mirage 2000-5. C’est du reste un excellent appareil et il n’est pas exclu qu’on l’exporte beaucoup, mais en la circonstance les soucis commerciaux l’ont emporté sur les besoins militaires, de sorte qu’on a sans doute raté la « fenêtre de tir » au sujet du Rafale, à moins que nous ne trouvions son financement, car il n’est plus question de compter sur le budget.
• Lors des négociations transatlantiques, on a supprimé les droits de douane sur tout ce qui touche à l’informatique, ce qui permet aux Américains d’inonder le marché européen avec leurs produits, et en contrepartie nous avons obtenu l’abolition des droits de douane sur les spiritueux : cela en dit long sur les objectifs de telles négociations ; les Américains veulent à tout prix dominer le monde dans la haute technologie et ils nous concèdent aimablement les vins et les fromages ! Il faut que nous agissions fortement sur les institutions communautaires pour que nous soyons appréciés à notre juste valeur en ce qui concerne la technologie.
• Il ne faut pas être trop pessimiste au sujet de la fusion Boeing-McDonnell Douglas. Il y avait, ce matin, un article assez drôle dans le New York Herald Tribune affirmant que Boeing allait devenir un élément fondamental de la politique extérieure américaine du fait de son poids économique ; mais Boeing représente aussi quelque chose que des grands États comme la Chine ou l’Inde ne sont pas prêts à accepter. Par ailleurs, Airbus a réussi sur le marché américain dans des conditions relativement exceptionnelles. C’est une raison pour nous d’avoir une politique un peu plus volontariste en ce qui concerne le soutien de notre industrie et n’ayons pas peur de faire comme les Américains dans tous les aspects de notre technologie : on sera européen si on est volontariste. De plus, cette fusion est une raison supplémentaire pour nous d’accélérer le processus d’intégration. Si nous ne profitons pas de ce coup de semonce, craignons que la répartition des cartes en Europe soit assez rapidement modifiée.
• Pendant longtemps, en France, on a eu tendance à opposer la recherche d’un partenariat britannique et celle d’un partenariat allemand, mais on n’en est plus là. On en est à se poser la question : comment éviter que les Allemands et les Britanniques se coalisent pour nous marginaliser ? Face à cela, il convient d’essayer de prendre la direction des opérations. La France peut prétendre être le leader en électronique, et si Thomson et Matra fusionnent, il n’y a aucune inquiétude à avoir, BAe et Dasa seront à notre porte pour coopérer.
La France cristallisera en ce domaine la restructuration de l’industrie européenne. Dans le secteur de l’aviation de combat, on court déjà le risque d’être marginalisé ; ce n’est pas encore le cas et il est temps d’y échapper. En ce qui concerne l’aviation civile, nous étions le leader dans le couple franco-allemand d’Airbus, mais si nous n’entrons pas dans la logique de la création d’une société industrielle de plein exercice Airbus, nous verrons la constitution d’un pôle Dasa-BAe dans l’ensemble de l’aéronautique européenne, et à brève échéance. Dick Evans a eu cette phrase extraordinaire : « Si British Aerospace existe encore dans dix ans, j’aurai failli à ma mission ». Ce qu’il voulait dire, c’est que ces cœurs d’activité, aviation civile et aviation de combat, ne pouvaient survivre qu’en fusionnant dans un ensemble plus vaste. BAe, prend la direction du mouvement, et si nous ne résistons pas, alors que Dasa y adhère, nous nous retrouverons seuls.
• On a beaucoup parlé de l’aviation, un peu de la marine et pas du tout de l’industrie de l’armée de terre qui constitue un problème assez spécifique, car l’avenir dépend de la définition même de ce qu’il faut comme armements et cela va au-delà des problèmes financiers.
Les armements terrestres ont été évoqués avec les problèmes de Giat Industrie. Il est cependant difficile d’envisager clairement l’avenir en ce domaine, car si nous avons effectué une restructuration franco-française, il n’en va pas de même en Allemagne. Il convient, là aussi, de bâtir une structure européenne forte. On se heurte aujourd’hui d’une part à la mauvaise santé de Giat, d’autre part à son statut, afin d’évoluer vers une grande société transnationale franco-britannique ou franco-allemande.
Conclusion
Il se dégage à mes yeux trois idées fortes de ces débats. Tout d’abord, on a fait observer que les risques imprévisibles de demain doivent être pris en compte sans oublier les menaces qui étaient celles d’hier et qui n’ont pas définitivement disparu. Pour couvrir l’ensemble de nos besoins, comme nous n’avons pas de moyens plus importants, mais au contraire plus limités, il faut travailler avec un souci de coopération, et sans perdre de temps.
La deuxième idée concerne les problèmes d’exportation, et la concurrence américaine qui s’intensifie nous amène à travailler dans des conditions bien différentes de ce qu’elles étaient hier.
La troisième idée-force est le besoin de créer de nouvelles sociétés qui seront en excellente santé pour avoir fusionné dans de bonnes conditions, car il ne s’agit pas de jouer à l’aveugle et au paralytique.
Certes, tout cela est difficile à réaliser. La marge de manœuvre est très étroite ; elle doit tenir compte des restructurations industrielles, des faiblesses budgétaires, de la réduction des exportations, du souci de l’intégration européenne, de la vive concurrence américaine. Nos choix en deviennent plus difficiles et nous ne pouvons plus nous permettre la moindre erreur. C’est pourquoi je crois que ceux dans lesquels le président de la République s’est engagé tiennent compte de tous ces facteurs. Ils sont d’ailleurs cadrés dans la loi de programmation militaire 1997-2002 qui a été votée par le Parlement. Faisons le pari que ces décisions seront respectées. ♦