Afrique - Après Houphouët-Boigny : où va la Côte d'Ivoire ?
On craignait beaucoup, après la mort du président ivoirien Félix Houphouët-Boigny, décédé le 7 décembre 1993 après trente-trois ans à la tête de son pays, une succession difficile. Celle-ci était d’ailleurs au centre des préoccupations des responsables politiques ivoiriens depuis plus d’une dizaine d’années, et elle a fait l’objet d’interminables spéculations et de quelques retournements à l’occasion des différentes modifications de la Constitution sur les conditions dans lesquelles le pouvoir devait être assuré en cas de vacance. Finalement, en 1990, la dernière version de l’article 11 de cette Constitution stipulait que le président de l’Assemblée nationale devait être désigné d’office et achever le mandat présidentiel en cours.
C’est en définitive, et sans conteste, l’impératif de stabilité qui a prévalu, puisque nombreux ont été les acteurs concernés qui ont pris clairement position en faveur du « scénario constitutionnel », c’est-à-dire de l’application à la lettre de cet article 11, pourtant fort controversé. Président en exercice de l’Assemblée nationale ivoirienne, Henri Konan Bédié, 59 ans, est donc devenu chef de l’État avec l’appui formel de la France, des États-Unis, du parti majoritaire, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), des responsables militaires. Il a aussitôt constitué un gouvernement, respectant les principes de dosage régionaux, ethniques et politiques suivis par son prédécesseur, à la tête duquel il a nommé Daniel Kablan Duncan, ancien ministre des Finances, technocrate aux compétences reconnues et peu impliqué dans le jeu politique ivoirien. Les principaux ministères de l’ancien gouvernement (Affaires étrangères, Défense, Intérieur, Matières premières…) ont conservé les mêmes titulaires. Laurent Dona Fologo, patron du PDCI et originaire du Nord, a été nommé à la tête d’un ministère d’État chargé de l’Intégration nationale, ce qui témoigne clairement du souci du nouveau président d’attacher de l’importance aux rivalités régionales et ethniques, essentielles dans l’exercice du pouvoir en Côte d’Ivoire.
II reste que le problème de la légitimité du régime est loin d’être résolu de manière satisfaisante. Henri Konan Bédié, qui n’est pas comme Houphouët un leader charismatique et historique, s’est retrouvé à la tête de l’État, alors qu’au sein même de la classe dirigeante et du PDCI nombreux sont ceux qui contestent le mode de désignation du successeur d’Houphouët et le choix même du nouveau président. Sans compter l’opposition, menée par les deux principaux partis, le Front populaire ivoirien de Laurent Gbagbo et le Parti ivoirien des travailleurs de Francis Wodié (il existe une quarantaine de partis autorisés en Côte d’Ivoire et autant de partis clandestins) qui ont été sollicités par Konan Bédié, mais ont refusé de participer à son gouvernement. Ils estiment en effet que la mort de Houphouët constitue une rupture telle dans la vie politique du pays qu’une transition vers de nouvelles règles constitutionnelles et une nouvelle pratique de la démocratie sont indispensables et que des élections à brève échéance sont absolument nécessaires pour consacrer la légitimité du nouveau pouvoir. Enfin, Alassane Ouattara, Premier ministre depuis 1990, fortement soutenu par Houphouët, bénéficiant de nombreux appuis au sein du PDCI chez les cadres, lui-même musulman du Nord, s’est effacé devant Konan Bédié, mais à n’en pas douter n’a pas renoncé à jouer un rôle majeur et dispose de nombreux atouts dans la perspective des prochaines échéances électorales.
Houphouët a imposé pendant près de trois décennies la pratique du parti unique. En 1990, sous la pression de la montée en puissance de la revendication démocratique et des manifestations sociales dans le pays, il a accepté un virage en faveur du multipartisme. Les élections présidentielle, législatives et municipales organisées cette année-là ont montré, malgré une large victoire d’Houphouët et du PDCI, qu’une page de l’histoire politique de la Côte d’Ivoire commençait à être tournée et que la démocratisation devait permettre l’apparition de nouveaux équilibres politiques. Il est clair aujourd’hui que, si l’impératif de stabilité a prévalu dans la première phase de la succession, le véritable tournant politique de l’après-Houphouët interviendra à l’occasion des prochaines élections (au terme prévu, c’est-à-dire en 1995, ou anticipées, ce qui ne doit pas être exclu), qui fixeront véritablement la légitimité des successeurs et réordonnera le jeu politique ivoirien.
En attendant, le sujet de préoccupation principal des dirigeants ivoiriens et des partenaires étrangers concerne la situation économique du pays. Jusqu’au début des années 1980, la Côte d’Ivoire s’est imposée comme un modèle de développement économique libéral, à tel point qu’on ne manquait pas de citer en exemple le « miracle ivoirien ». Ce succès a reposé sur le développement spectaculaire d’une économie de plantation basée sur le café et le cacao. Les exportations de ces produits agricoles de base ont doté le pays d’un revenu notable, d’une véritable manne même qui a permis, à grande échelle, la création d’infrastructures modernes et l’édification d’un appareil d’État constitué d’une Fonction publique nombreuse et bien payée.
À partir du milieu des années 1980, la Côte d’Ivoire s’est trouvée confrontée à une crise grave en raison de la chute soutenue des cours du café et du cacao, qui malgré l’accroissement continu de la production a engendré une réduction importante du volume des recettes d’exportation. Dès 1981, le pays a été contraint d’entrer dans le cycle de l’ajustement structurel bénéficiant dans un premier temps d’un appui financier consistant de la part de la France, de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI). À partir de 1987, la situation s’est encore aggravée. La Côte d’Ivoire suspendait le remboursement de sa dette extérieure et surtout se lançait dans une audacieuse opération de rétention des ventes de cacao qui avait pour objectif de peser sur les cours à la hausse, mais qui se révéla un retentissant échec. Parallèlement, les responsables ivoiriens se montrèrent incapables de mettre en œuvre de manière satisfaisante les programmes de redressement financiers demandés par le FMI. Dès lors, les relations avec les institutions de Bretton Woods ont sérieusement commencé à se dégrader, malgré les efforts notables en 1991 et 1992 du nouveau Premier ministre d’alors, Alassane Ouattara.
Compte tenu de la personnalité et de l’influence du président Houphouët-Boigny, de la place centrale et privilégiée occupée par la Côte d’Ivoire dans la politique africaine de la France, Paris a dans ce contexte été amené à assurer progressivement un soutien financier de plus en plus important, de plus en plus pesant sur le budget français d’aide publique au développement, alors que les résultats des efforts de rigueur déployés par les autorités ivoiriennes se révélaient insuffisants.
Les nouveaux dirigeants ivoiriens se retrouvent à présent face à une situation inquiétante, marquée par un Produit intérieur brut qui a chuté de 3 150 milliards de francs CFA en 1988 à 2 640 Md en 1993, par une réduction notable du PIB par tête et des recettes d’exportation, par le poids d’une dette extérieure qui atteignait fin 1992 17,22 Md de dollars (10 % du total de la dette de l’Afrique au sud du Sahara, cinq fois plus élevée par tête d’habitant que celle du Nigeria). Malgré une politique de réduction draconienne des effectifs de la Fonction publique (environ 100 000 aujourd’hui), l’État dispose d’un budget de fonctionnement qui lui permet à peine de payer ses fonctionnaires et en tout cas qui ne lui permet pas de faire face aux besoins essentiels d’une société en crise (santé, éducation, sécurité…).
Pour sortir de cette impasse et rétablir de bonnes relations avec les bailleurs de fonds, les nouveaux dirigeants vont devoir très rapidement effectuer des choix plus clairs, mais dont les implications politiques et sociales ont toutes les chances d’être importantes. S’ils font, comme le FMI et la Banque mondiale le demandent, des concessions sur les salaires des fonctionnaires, ou s’ils se résignent à une dévaluation du franc CFA, ils devront affronter une instabilité sociale et des relations difficiles avec les autres pays de la zone franc hostiles à toute dévaluation. S’ils refusent ce genre de concession, ils se retrouveront isolés et devront subir les effets du mécontentement des bailleurs de fonds.
La France, de son côté, a fait clairement comprendre qu’elle ne pouvait plus assurer seule et sans contrepartie dans les résultats économiques le soutien financier de la Côte d’Ivoire, et que celle-ci devait impérativement normaliser ses relations avec le FMI et la Banque mondiale. De fait, la mort d’Houphouët aussi bien que la nouvelle donne internationale et africaine conduisent inéluctablement à une redéfinition de la place occupée par ce pays dans la politique africaine de la France. Les relations particulières qui prévalaient dans les années qui ont suivi les indépendances, lors de la guerre du Biafra, dans les années 1970 et 1980 quand les ambitions soviéto-cubaines menaçaient la stabilité du continent et en particulier les régimes modérés proches de la France, ont aujourd’hui moins, ou plus du tout de raison d’être.
Certes, du côté français on reste préoccupé par le fait que la Côte d’Ivoire, compte tenu de son poids régional, risque si la situation continue à se détériorer de devenir un danger pour la stabilité de toute l’Afrique de l’Ouest. Cependant, on peut raisonnablement penser que dans l’avenir les conditions de l’aide française seront plus systématiques et que l’exigence de rigueur et de résultat sera plus forte ; d’autant plus qu’il n’est pas sûr que ce pays puisse se tourner vers d’autres partenaires pour mettre l’aide française en concurrence et accroître ainsi sa marge de manœuvre. La stabilité politique de la Côte d’Ivoire a été jusqu’à présent préservée et demeure un atout précieux ; il reste aux nouveaux dirigeants à savoir en tirer parti. ♦