Réflexions préliminaires à la loi de programmation militaire
Le Livre blanc sur la Défense constitue un document de nature politique, engageant le gouvernement qui le présente, même si la période couverte par les réflexions, propositions et orientations dépasse sa durée de vie prévisible et englobe celle de plusieurs de ses successeurs. La loi de programmation est, elle, une œuvre conjointe du gouvernement qui la prépare et la propose, et du Parlement qui la vote. Plus que jamais dans le passé, elle sera déduite directement du Livre blanc qui en constituera l’exposé des motifs. Il était donc capital pour la Commission de la défense nationale de trouver une formule lui permettant de s’associer à l’élaboration du Livre blanc, dont elle se trouvait écartée par la lettre et l’esprit de nos institutions. C’est ainsi qu’elle a décidé, sur proposition de son président, d’une part d’entendre M. Marceau Long et plusieurs membres du comité d’experts, puis le ministre d’État, ministre de la Défense [François Léotard], d’autre part de réfléchir spontanément par elle-même sur les grandes questions que le Livre blanc se devait d’aborder. Un séminaire de réflexion s’est tenu tout au long de la journée du 11 janvier 1994. Le présent rapport d’information rend compte des débats qui ont eu lieu à cette occasion. Ce document n’a pas fait l’objet d’un vote d’approbation, mais seulement d’une décision unanime de publication.
La Commission de la défense nationale a limité à sept les thèmes qui lui ont paru les plus importants et qui ont constitué sa réflexion : dissuasion nucléaire, conscription et professionnalisation, format et structure des armées, opérations extérieures et projection de forces, espace et renseignement, industries de défense, Alliance atlantique et Europe.
Concernant la dissuasion nucléaire, il s’agit pour la France, afin de faire face aux situations de demain, de maintenir sa doctrine fondamentale anticités mais d’y ajouter une réflexion sur une doctrine « anticibles » ou « antisites militaires ». Cette « dissuasion élargie » devrait nous conduire à renouveler nos forces nucléaires, mais il semble que jusqu’en 2005 nos armes actuelles sont parfaitement opérationnelles. Pour la majorité de la Commission, la reprise des expérimentations nucléaires est indispensable afin de mettre au point dans les meilleurs délais le système de simulation dont disposent déjà les Américains et de développer les armes nécessaires aux environs de 2010. « Ces essais restent un des éléments de la crédibilité de la dissuasion ». Enfin, un large consensus s’est dégagé sur la nécessité pour la France de disposer à l’avenir de deux composantes nucléaires : la primauté resterait aux sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) et la deuxième composante devrait être aéroportée.
Le principe du maintien de la conscription n’a été remis en cause par aucun groupe, pour des raisons tenant au « rôle de creuset qu’elle joue pour les générations », pour des raisons de « coût », enfin pour « l’opportune articulation qu’elle a avec la dissuasion nucléaire » : c’est « l’exigence démocratique, l’exigence économique et l’exigence opérationnelle ». Les participants se sont cependant livrés à un long débat sur les vertus respectives d’une armée de métier et d’une armée de conscription. Le risque majeur d’une « armée à deux vitesses » a été quasi unanimement soulevé, c’est-à-dire d’une « armée mixte », où les appelés seraient cantonnés à des postes non combattants. Pour le président de la Commission, deux décisions se révèlent nécessaires : la constitution d’une force d’action rapide entièrement professionnalisée pour être totalement et immédiatement disponible et opérationnelle, et la revalorisation du statut des appelés techniquement et financièrement. Les problèmes de gestion du service militaire ont également été évoqués, en particulier celui de « l’écart » entre la ressource et les besoins en appelés, sans qu’aucune adhésion ait été recueillie sur les solutions proposées. Les orientations du plan « Armées 2000 » paraissent raisonnables. Le président de la Commission ainsi que certains membres estiment toutefois que le format de l’Armée de terre à 225 000 hommes, sans restructuration majeure, conduirait à de sérieuses difficultés d’emploi.
La France était, en 1993, la première « puissance humanitaire » du monde. Elle a constitué depuis trois ans l’un des premiers pourvoyeurs de « Casques bleus » participant, au sein de l’ONU ou dans des opérations d’aide et d’assistance, à de nombreuses forces d’interposition, de maintien ou de retour à la paix. Il est hors de question de remettre en cause cette participation conforme à la vocation de notre pays. Ces interventions soulèvent cependant un certain nombre de questions liées aux conditions d’emploi de nos forces (dispersion et vulnérabilité), à leur constitution dans le contexte de réduction du format de nos armées, aux équipements (en particulier moyens de transport aérien et naval militaire, moyens de projection comme le deuxième porte-avions nucléaire), pour lesquels de grands espoirs reposent sur la future loi de programmation, et enfin à leur surcoût financier.
La politique spatiale doit être une priorité. La France soutient un effort budgétaire important dans deux programmes de satellites : Hélios et Syracuse. Il convient qu’elle le maintienne et l’amplifie, afin qu’elle puisse se doter à terme d’une capacité indépendante de renseignement qui constituera aussi bien un facteur d’autonomie nationale que d’efficace coopération. Le coût de ces programmes est cependant tel qu’il faut développer ou rechercher une coopération européenne chaque fois que celle-ci sera compatible avec les exigences d’indépendance nationale.
La situation dans le monde justifie que notre pays maintienne une industrie de défense performante. Un consensus très fort s’est dégagé au sein de la Commission pour que tout soit mis en œuvre afin de pérenniser l’existence de cet instrument industriel, gage de réussite du pilier européen de défense. Nos usines et nos établissements se situent cependant en dessous des seuils de rentabilité. Face notamment à la concurrence américaine, il faudra intégrer tous les gains de productivité qui ne l’ont pas été auparavant.
La Commission constate et approuve les progrès récents de la construction européenne dans le domaine de la défense, en particulier la création du corps franco-allemand devenu Corps européen ainsi que la réactivation de l’Union de l’Europe occidentale (UEO) à l’instigation de la France. Le dernier sommet de l’Otan, en janvier 1994, a vu la reconnaissance officielle par les États-Unis de la notion d’identité européenne de défense. L’Alliance doit poursuivre ses efforts pour donner un contenu clair et précis au projet de « partenariat pour la paix », définir des modalités de combinaison des actions de l’Otan avec celles de l’UEO et approfondir le concept des forces interarmées appelées à intervenir sous l’autorité de l’UEO en cas de crise. ♦