Afrique - Afrique du Sud : le retour sur la scène internationale
Rares ont été dans l’histoire contemporaine les pays qui, comme l’Afrique du Sud, se sont retrouvés autant exclus de la communauté internationale. Même si, depuis le début des années 1960, la puissance économique de ce pays, sa situation géographique et son potentiel militaire ont représenté un intérêt certain pour plusieurs États occidentaux, ou autres (ce qui lui a permis de maintenir avec ceux-ci des liens discrets, officieux, voire clandestins), la république d’Afrique du Sud a été formellement exclue, à cause de l’apartheid, de la quasi-totalité des grandes instances internationales.
En organisant, en avril 1994, des élections multiraciales et une transition démocratique qui éliminent totalement toute trace de l’apartheid dans son système politique, l’Afrique du Sud a vu, à une vitesse spectaculaire, s’ouvrir toutes les portes de ces instances internationales dont elle avait été exclue, ou auxquelles elle n’avait jamais pu adhérer. Ce « grand retour » est sans conteste marqué par l’exemplarité de la réussite du processus de transition et de liquidation de l’apartheid, et par l’aura exceptionnelle de son nouveau chef de l’État, Nelson Mandela.
Le 27 avril 1994, le nouveau drapeau sud-africain flottait au siège des Nations unies aux côtés des 183 autres drapeaux des pays membres de cette Organisation. Le 23 juin, l’Afrique du Sud retrouvait son siège à l’Assemblée générale, siège qui lui avait été retiré en 1974. Dans la foulée, elle était réintégrée dans les institutions spécialisées de l’Organisation des Nations unies (UNESCO [pour l’éducation, la science et la culture], OMS [Santé], OIT [travail], etc.) ; celles préposées à l’élimination de l’apartheid ont été supprimées ; la lutte contre celui-ci n’est pas à l’ordre du jour de la prochaine Assemblée générale ; les résolutions hostiles sont abrogées, les nombreux embargos supprimés.
Le 31 mai 1994, à l’occasion de la Conférence des ministres des Affaires étrangères qui s’est tenue au Caire, l’Afrique du Sud a fait son entrée officielle au sein du mouvement des Non-alignés, ce qui paraît tout à fait symbolique, même si ce mouvement est en crise et à la recherche d’un nouveau souffle. Le même jour, après trente-trois ans d’absence, elle réintégrait le Commonwealth en devenant officiellement le 51e membre. Ce retour apparaît clairement aux yeux des actuels dirigeants sud-africains comme l’un des axes privilégiés de la nouvelle diplomatie ; d’abord parce que, au cours des trente dernières années l’engagement de ce mouvement contre l’apartheid a été une priorité, et même souvent un facteur de regroupement des pays membres dont les divergences sur d’autres problèmes essentiels étaient grandes : ensuite parce que Pretoria considère que le Commonwealth est un cadre favorable au développement de relations politiques et commerciales privilégiées avec plusieurs pays du Nord ou d’Asie, et qui regroupe enfin de nombreux États africains anglophones auxquels il attache une grande importance.
Le 13 juin 1994, à Tunis, au cours du 30e Sommet de l’Organisation, l’Afrique du Sud a été chaleureusement reçue au sein de l’OUA dont elle devient le 53e membre. Là encore, après trois décennies d’hostilité farouche, les Africains ont non seulement rendu hommage à Mandela, mais encore accueilli l’Afrique du Sud avec l’espoir considérable que cette puissance africaine contribuera à donner à l’Organisation de l’unité africaine (OUA) une vigueur et une crédibilité dont celle-ci a bien besoin. Enfin, il faut noter que l’Afrique du Sud va participer à la prochaine Conférence des chefs d’État et de gouvernement de France et d’Afrique, qui se tiendra à Biarritz (France) début novembre 1994.
Parallèlement à cela, et ce n’est sans aucun doute pas moins important, l’Afrique du Sud sort tout aussi rapidement de son isolement économique et financier. Depuis la fin de l’année 1993, après la levée des sanctions économiques internationales par les Nations unies, en septembre, elle a commencé à bénéficier des facilités et des crédits du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, et elle a pu renégocier sa dette dans des conditions favorables. De même, l’Union européenne a progressivement levé toutes les sanctions décidées ces dernières années (armement ; embargos pétroliers, sportifs, culturels et scientifiques ; sur le fer et l’acier, etc.). Désormais, elle négocie avec l’Afrique du Sud un accord de commerce et de coopération important qui devrait s’inscrire dans une coopération régionale entre l’Europe et l’Afrique australe.
À tout cela, il faut ajouter une normalisation rapide des relations bilatérales avec les grands pays industrialisés. Les États-Unis d’abord, en train de devenir d’importants investisseurs et qui ont annoncé une aide de 600 millions de dollars pour les trois prochaines années, ce qui est significatif comparé à ce que Washington accorde aux autres pays d’Afrique subsaharienne, et alors que l’aide américaine à l’étranger connaît des réductions draconiennes. Le Japon, de son côté, est le deuxième client et le deuxième fournisseur de l’Afrique du Sud ; avec les nouveaux pays industrialisés d’Asie, il paraît en tout cas comme une priorité commerciale internationale pour Pretoria.
La France a été longtemps, à l’époque de l’apartheid, un important partenaire économique et militaire de l’Afrique du Sud. Elle était même devenue à partir des années 1960 son premier fournisseur d’armement. À la fin des années 1970, quand les pressions diplomatiques se sont intensifiées contre l’apartheid, ces liens ont été relâchés et la France a pris progressivement des distances de plus en plus grandes avec le régime blanc sud-africain. À l’arrivée au pouvoir de Frederik De Klerk, des relations politiques plus intenses ont été rétablies et Paris s’est efforcé de les équilibrer en développant le dialogue avec De Klerk d’une part et Mandela d’autre part. En janvier 1994, pour la première fois, Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, a effectué une visite en Afrique du Sud. Début juillet 1994, le président François Mitterrand s’est aussi rendu dans ce pays ; il aura été le premier chef d’État occidental à y effectuer une visite officielle depuis l’installation au pouvoir du nouveau régime. Paris a décidé d’accroître sa coopération culturelle et scientifique, d’autoriser la Caisse française de développement (CFD), instrument financier majeur de l’aide française, à intervenir désormais en Afrique du Sud, de favoriser le développement des échanges et des investissements français qui restent encore modestes. On peut en outre penser que, compte tenu de l’importance des matériels et des technologies françaises dans l’arsenal et l’industrie sud-africaine d’armement, les industriels français du secteur ont de bonnes chances de reconquérir un marché dont ils s’étaient éloignés depuis quelques années.
L’armement est d’ailleurs un domaine qui illustre bien, derrière le spectaculaire décor de ce « grand retour » de l’Afrique du Sud, la prudence et le réalisme des nouveaux dirigeants. « Les armes servent à défendre la souveraineté et l’intégrité d’un pays ; et de ce point de vue, je ne vois pas ce qu’il y a de mal à vendre des armes », déclarait clairement Nelson Mandela en mai 1994. La levée des embargos sur les importations et les exportations de matériels militaires ayant été décidée, l’Afrique du Sud montre qu’elle n’a pas l’intention de sacrifier un secteur important de sa production industrielle susceptible de lui rapporter des devises et d’être pour elle-même un facteur d’influence et de puissance. Certaines restrictions conformes aux règlements internationaux ou liées à des considérations politiques (droits de l’homme, guérillas, etc.) seront imposées, mais Pretoria compte bien profiter de sa réinsertion légale dans la communauté internationale pour rentabiliser une industrie qui lui a coûté très cher.
Autre domaine où certaines illusions risquent fort d’être déçues : la politique africaine. L’Afrique du Sud est d’abord préoccupée par une priorité : la stabilisation et le développement de l’Afrique australe, où les potentialités sont considérables, et que Pretoria compte organiser en bloc régional dont elle sera la locomotive. Deuxième axe : la conquête des marchés africains sur des bases purement commerciales. Troisième axe : le développement de relations plus étroites avec les quelques pays qui constituent sur le continent des partenaires stratégiques inévitables : le Nigeria, le Kenya, l’Égypte, le Maroc ou le Zaïre [NDLR 2023 : ex et futur République démocratique du Congo].
Devant l’OUA, ou à l’occasion de la crise rwandaise, on a pu mesurer la prudence des nouveaux dirigeants sud-africains sur les problèmes politiques, militaires ou économiques de l’Afrique, et ce malgré les nombreuses et pressantes sollicitations des autres pays du continent. Le ministre des Affaires étrangères Alfred Nzo a clairement répondu à ces attentes : « L’Afrique ne doit pas trop attendre du nouveau régime sud-africain (…). L’immense effort de reconstruction et de développement économique et social que nous entreprenons exigera toute notre attention et toutes nos ressources durant les quelques années à venir ». ♦