Afrique - Coup d'État et État de droit
Depuis 1989, année au cours de laquelle le mouvement de revendication démocratique s’est développé à grande échelle en Afrique au sud du Sahara, on a pu constater un sérieux ralentissement de la vague de coups d’État militaires qui déferlait sur le continent depuis le 13 janvier 1963, date à laquelle eut lieu, au Togo, contre le président Sylvanus Olympio, le premier putsch après les décolonisations.
Pendant une longue période, les élections avaient été fort rares et les modes de fonctionnement des régimes de parti unique favorisaient dans les pays les plus instables les mouvements de coups d’État lors de crises politique, économique ou sociale intérieures, ou lors de jeux d’alliances et d’ingérences liés à la préservation d’intérêts économiques et stratégiques étrangers, ou bien à la guerre froide. À partir de 1989, au contraire, la dynamique démocratique a favorisé la multiplication des élections comme mode de remplacement des régimes trop répressifs et incapables de faire face à la crise économique. Les contraintes de la rivalité Est-Ouest s’étant dissipées et l’Afrique devenant de moins en moins un enjeu économique décisif, les partenaires étrangers ont assez rapidement rallié le mouvement de défense des principes démocratiques et se sont montrés de plus en plus intransigeants face aux coups d’État militaires en Afrique noire. Dans ce contexte, ceux-ci se sont raréfiés. Ils ont en tout cas été moins facilement acceptables et acceptés, et donc sont devenus plus risqués.
Le coup d’État du 26 mars 1991 qui a conduit au renversement au Mali du président Moussa Traoré, au pouvoir depuis 1968 après plusieurs jours d’émeutes sanglantes, apparaît avec le recul comme très atypique par rapport aux précédents putschs. Son auteur, le colonel Amadou Toumani Touré, qui dirigera le pays jusqu’en 1992, organisera en effet une transition exemplaire vers la démocratie, qui aboutira à l’élection du président Alpha Konaré. Depuis ce coup d’État exceptionnel, les quelques putschs qui ont eu lieu sur le continent méritent d’être rappelés.
Le 30 avril 1992, le président élu de Sierra Leone, Joseph Saïdou Momoh est renversé par le jeune capitaine Valentine Strasser. Depuis plusieurs mois, dans ce petit pays de 4,5 millions d’habitants, sévit une guérilla qui ne cessera de prendre de l’ampleur, de le ruiner et de le ravager. Frontalier du Liberia, il subit la contagion de la guerre qui y sévit. Le caporal Foday Sankoh, qui dirige la rébellion du Front révolutionnaire uni (RUF) ne cache d’ailleurs pas qu’il est un admirateur du chef du Front national patriotique du Liberia (NPFL) Charles Taylor. La guérilla fera 10 000 morts et contraindra 40 % de la population à l’exil. Elle conduira le capitaine Strasser à accroître dans le désordre et l’indiscipline ses forces armées de 2 500 hommes en 1991 à 14 000 en 1995 sans pouvoir empêcher chez eux la délinquance et la désertion. Il s’appuiera aussi sur des soutiens étrangers : des mercenaires sud-africains et des Gurkhas népalais, un millier de soldats nigérians et quelque 800 guinéens.
Dès novembre 1993, Strasser est pourtant contraint sous la pression interne et externe à annoncer des élections et un retour à un pouvoir civil pour 1996. En mars 1995, il nomme un gouvernement à dominante civile, puis peu après lève l’interdiction des partis politiques. En novembre 1995, il condamnera la répression qui sévit au Nigeria et verra ses relations avec ce puissant voisin qui le soutient se détériorer. Peu avant l’échéance électorale (fixée alors au 22 février 1996), il sera lui-même renversé par un autre coup d’État, le 16 janvier 1996, et remplacé par le n° 2 de la junte Julius Maada Bio, qui dès son accession au pouvoir affirme son intention de maintenir le processus de démocratisation et cherche à ouvrir enfin le dialogue avec le RUF, pariant sur la négociation pour retrouver une stabilité nécessaire à la réussite durable de ce processus de retour à l’État de droit.
Le 23 juillet 1994, en Gambie, le président élu, Sir Dawda Jawara est renversé par le lieutenant Yaya Jammeh. Les principaux bailleurs de fonds de ce petit pays de 1 million d’habitants doté d’une armée d’à peine 800 hommes, c’est-à-dire les États-Unis, la Grande-Bretagne, le Japon et l’Union européenne, interrompent leur aide. Le tourisme, ressource importante, se met à chuter brutalement. Le régime résiste aux exigences de levée de l’interdiction des activités politiques et de restauration des libertés. En août 1995, il met en place une commission chargée d’organiser des élections générales en juillet 1996, et continue sa politique de répression dans un environnement économique très dégradé.
Le 15 août 1995, Miguel Trovoada, premier président élu démocratiquement en 1991 de Sao Tomé et Principe, est renversé par un groupe d’officiers formés à Cuba issu d’une petite armée de 600 hommes dirigée par sept capitaines. Depuis octobre 1994, quand l’opposition liée à l’ancien régime de parti unique avait gagné les élections législatives, une cohabitation difficile affaiblissait le régime. Très vite après le coup d’État, le président gabonais Bongo, proche de Trovoada, les États-Unis, la France, le Portugal (ancien colonisateur), l’Angola qui s’impose comme médiateur, réagissent contre les putschistes et leur imposent en une semaine de se retirer, rétablissant le président Miguel Trovoada qui se représentera aux prochaines présidentielles en 1996.
Le 28 septembre 1995, un groupe de mercenaires dirigés par Bob Denard renverse le régime élu, mais controversé, du président Saïd Mohamed Djohar aux Comores. Unanimement condamné par la communauté internationale qui réagit très vigoureusement, plus que lors des dix-sept coups de force réussis ou déjoués que le pays a connus depuis son indépendance en 1975, le putsch va échouer grâce à une intervention militaire française (1). L’OUA réunit à Madagascar en janvier 1996 une conférence rassemblant les forces politiques du pays et obtient un accord pour le retour à la légitimité démocratique. Djohar reprend ses fonctions de président, mais à titre honorifique, et ne se présentera pas, pas plus que son successeur de fait depuis le coup, Caambi el Yachourtou, aux élections présidentielles qui auront lieu les 6 et 16 mars 1996.
Enfin, onze jours après le deuxième coup d’État en Sierra Leone, le 27 janvier, le président élu du Niger Mahamane Ousmane est renversé par le colonel Ibrahim Bare Mainassara, ancien aide de camp du président Seyni Kountché, ancien conseiller pour la défense du Premier ministre de transition Cheiffou Amadou, et chef d’état-major général des armées. Après une transition longue, difficile et chaotique, le président Mahamane Ousmane a été élu en avril 1993 ; en février 1995, le parti d’opposition gagne les élections et impose, malgré les fortes résistances du président, Hama Amadou, issu de l’ex-parti unique, au poste de Premier ministre. Depuis, les deux hommes se sont livrés à une guerre politique sans merci, paralysant le fonctionnement de la vie politique du pays et discréditant l’État aux yeux de la population. Cette cohabitation forcée, mais ratée, a créé une telle instabilité qu’elle a donné une image totalement négative de la démocratisation qui, du coup, est devenue synonyme de désordre et d’aggravation de la crise. Les deux grands problèmes auxquels le pays est confronté, les réformes économiques et l’application des accords de paix avec les mouvements touaregs faisaient l’objet de lenteurs et de blocages. Dans le domaine économique, depuis la dévaluation du franc CFA, en janvier 1994, ces difficultés intérieures n’ont pas permis aux bailleurs de fonds, la France et les institutions de Bretton Woods, d’appliquer comme prévu les importants programmes d’aide décidés. Préoccupée par la stabilisation du pays, la France a accordé un volume considérable d’aide (880 millions de francs en 1994), et a maintenu une aide militaire notable (14,5 millions d’aide en matériels et 49 coopérants militaires en 1995) axée sur la sécurité intérieure et l’appui au processus de paix dans le Nord. En décembre 1995, le Niger signait enfin une lettre d’intention pour un accord de facilités d’ajustement structurel renforcé avec le FMI, qui doit lui permettre d’obtenir 51 milliards de francs CFA de crédits pour 1996-1998, et d’avoir droit à un rééchelonnement au Club de Paris de sa dette publique dont les arriérés s’élèvent à 61 milliards de francs CFA.
À l’issue du coup d’État, la France, suivie par les autres bailleurs, décidait de suspendre sa coopération civile et militaire avec le Niger. Cette situation ne devrait laisser au nouveau régime qu’une bien faible marge de manœuvre, puisque, si la rupture est maintenue, il aura le choix entre la ruine totale et le retour à l’État de droit et à une situation de fonctionnement démocratique des institutions.
Depuis 1989, c’est la première fois en tout cas que se produit un tel retour brutal en arrière par rapport à la démocratisation dans un pays francophone d’Afrique lié à la France par des accords spéciaux de coopération. Ce coup d’État donne pour la première fois la mesure des risques encourus dans une situation de dérapage grave et persistant d’un processus de démocratisation. Il est aussi, pour la France, mais aussi pour les autres bailleurs, un test de leur engagement affiché de plus en plus systématique en faveur du respect des principes démocratiques et de l’État de droit. Il devrait prouver que le coup d’État militaire n’est plus en Afrique une solution malgré tout acceptable et durable pour favoriser le changement politique.
29 janvier 1996
(1) Voir l’article « Comores et mercenaires » ; Défense Nationale, janvier 1996.