L’orgue de barbarie
La guerre d’Algérie n’est pas un bon sujet de roman. Bernard Chambaz l’a pourtant choisi. À Dieu vat ! Le 19 mars 1962 au matin, alors qu’à midi le cessez-le-feu entrera en vigueur, un peloton du 27e régiment de dragons, stationné à Bou Saada, tombe dans une embuscade : doublement malencontreuse, elle fait la trame du livre ; mais elle n’en occupe que quelques brefs chapitres, entre lesquels l’auteur – ou son héros Étienne – remonte le temps et brosse, en une chronologie inverse, le tableau d’une unité d’appelés ordinaires et de gradés qui le sont moins. Historien, poète et virtuose du langage, Bernard Chambaz excelle à la restitution des souvenirs en chaîne et des évocations d’enfances banlieusardes. Nous voici dans la tête des gens, séjour en soi peu confortable, et emportés attachés au char de la pensée, dont on sait, quelque pauvre qu’en soit le départ, les extravagances où sa course épuisante nous mène et dont, heureusement, la vie qui va nous épargne d’avoir conscience.
Historien, avons-nous dit. Trop jeune pour avoir connu personnellement la méchante campagne dont il parle, l’auteur s’est sérieusement documenté, tant sur l’armée de l’époque que sur le milieu algéro-musulman où elle opère. Sans doute une erreur, parfois, trahit-elle l’autodidacte : ainsi des trois galons de laine d’un capitaine ou de l’inversion du singulier et du pluriel des djounoud. Ce n’est pas là-dessus qu’on le chicanera.
On appréciera, aussi, la justesse des traits qu’il dessine à ses appelés, qui subissent avec patience l’aventure où on les a jetés et dont le mieux venu est le surnommé Roudoudou prenant, avec une bonne humeur grivoise, les choses comme elles viennent. Nous n’éprouvons pas la même sympathie pour les autres personnages, que nous tenons pour des faux. Un aumônier prêchant croisade, des prospecteurs pétroliers parlant de la grandeur de la France, des colons dégustant chevreuil et homard servis par des domestiques en livrée, un jeune lieutenant talon rouge et droit comme une épée, mais présentant ses respects à un capitaine qui vient de « travailler » un suspect, un vétérinaire muletier employé comme médecin, un horrible adjudant à la fois ivrogne et combattant d’élite, voilà du jamais vu !
Et puis il y a, bien sûr, les horreurs de la guerre. Bernard Chambaz croit sans doute tenir le juste équilibre, quelques cruautés sur le plateau du FLN et, sur celui de l’armée française, le mépris des « bougnouls », les massacres des villageois, les interrogatoires criminels et les attentats de l’OAS. Quelle que soit la bonne foi de l’auteur, le second plateau est abusivement chargé : « après une attaque au napalm, un caporal-chef, hilare, finissant une dizaine de corps au lance-flammes », qui croira ? Passerait encore si cette charge était impersonnelle. Or l’auteur a très précisément situé nombre des forfaits qu’il imagine : le 27e dragon, en mars 1962, vrai régiment, avec de vrais soldats. Ceux d’entre eux qui sont encore en vie apprécieront.
Il est de bon ton, enfin, parmi les intellectuels de tréteaux, de verser une larme sur le traumatisme qu’ont subi, en Algérie, les appelés. Confrontés aux ignominies de la guerre que la France y menait, ils en seraient marqués à vie. Tavernier a fait son beurre de larmes inventées. Bernard Chambaz succombe à ces facilités, mais avec plus de retenue. Seuls, son doux héros et le frère de celui-ci, revenu d’Algérie avant qu’il n’y parte lui-même, sont au supplice ; mais les copains engagés dans l’action échappent d’eux-mêmes aux scrupules de l’auteur. Que diable ! si traumatisme il y eut, pourquoi les appelés sensibles ne se sont-ils pas rebellés devant des ordres iniques ?
Terminons par un compliment : la guerre d’Algérie fut une triste guerre ; le livre est à son image. ♦