Afrique - La transition démocratique : une incertitude
Alors qu’au Niger, en janvier 1996, c’est un coup d’État militaire qui a interrompu le processus de démocratisation et renversé un régime issu des urnes, au Bénin en mars 1996, c’est une élection, jugée globalement régulière par la plupart des observateurs étrangers, qui a permis le retour au pouvoir de l’ancien président Mathieu Kérékou, arrivé lui-même au pouvoir par un coup d’État militaire le 26 octobre 1972 et qui a imposé un régime autoritaire de parti unique jusqu’à la conférence nationale de 1990 et sa défaite aux présidentielles de 1991 : une transition qui est d’ailleurs restée dans les mémoires comme un modèle pour le continent.
Plusieurs coups d’État en 1995 et 1996, jusqu’à celui du Niger en janvier, ont relancé chez les commentateurs l’idée d’un retour du « péril kaki » en Afrique subsaharienne, celle d’une usure des processus de démocratisation en cours depuis 1989, qui favoriseraient à nouveau l’irruption des militaires sur la scène politique africaine. Il est clair que cette idée est sûrement renforcée par le fait que de nombreux régimes élus ces dernières années, comme au Niger, mais aussi comme au Congo ou à Madagascar, ont pour le moins tardé à prouver leur capacité à recrédibiliser leurs États et à les rendre plus impartiaux, notamment, souvent, du point de vue ethnique. De plus, dans la plupart des cas, ils ont négligé l’importance des efforts à accomplir pour réadapter les forces armées nationales aux règles du jeu démocratique et mobiliser un minimum de moyens afin de réussir ces réformes nécessaires de l’institution militaire.
Il reste que tout diagnostic trop hâtif sur les transitions démocratiques en Afrique, dans un sens ou dans l’autre, est encore aussi audacieux que prématuré. D’abord parce que le recul est insuffisant et que l’ampleur des difficultés économiques et des réformes à accomplir pour créer un environnement minimal favorable à un jeu démocratique durable maintient une forte incertitude. Ensuite, parce que, même si on peut constater des tendances, la grande diversité des situations dans la cinquantaine de pays du continent rend les généralisations peu crédibles.
On constate quand même qu’à ce jour, à de très rares exceptions près comme le Zaïre ou le Tchad ou certains pays en guerre, la quasi-totalité des pays africains est désormais engagée dans des processus électoraux qui paraissent continus, et qu’ils ont pour la plupart établi le pluripartisme, ce qui constitue une évolution notable par rapport à la situation des années 70. Alors même qu’on s’inquiétait d’un retour des coups d’État ces derniers mois, des élections se sont déroulées dans un nombre important de pays : en Côte-d’Ivoire, au Cap-Vert, en Guinée-Équatoriale, aux Comores, au Zimbabwe, au Soudan, en Sierra Leone, au Bénin. D’autres élections aussi nombreuses sont programmées d’ici la fin de l’année et, surtout, on commence à entrer dans la période test du renouvellement électoral de nombreux régimes élus au début de la décennie à l’issue de transitions.
Élections et multipartisme sont une condition nécessaire du progrès de la démocratisation, mais ils n’en sont qu’une phase, un volet, qui n’impliquent pas, loin de là, que ce processus soit continu, stable et qu’il ne risque pas d’être interrompu ou détourné. Au contraire, il apparaît même trop souvent en Afrique que les pressions des bailleurs de fonds et des partenaires du Nord conduisent à l’organisation d’élections qui, en définitive, ont pour objet principal de faire oublier ces pressions, et qui en tout cas n’ont pas pour résultat de favoriser la mise en place d’une véritable démocratisation. Les quelques élections récentes illustrent bien à la fois la grande diversité des situations et les limites de la portée du changement politique sur le continent.
Ainsi, au Soudan, immense pays de 2,5 millions de kilomètres carrés, peuplé de 25 millions d’habitants, des élections ont eu lieu du 6 au 17 mars 1996, les premières depuis l’arrivée au pouvoir de la junte dirigée par le général Omar al-Bachir en juin 1989. Les élections législatives concernaient l’élection des députés pour le nouveau Parlement qui comptera 400 membres, dont 125 ont été nommés par le Congrès national populaire. Il faut en outre noter que le multipartisme est interdit depuis 1989, que les élections n’ont pas concerné les régions du Sud animiste du pays contrôlées par l’Armée de libération des peuples du Soudan en lutte contre le régime dominé par le Nord arabo-musulman depuis 1983… et qu’enfin un Congrès national de près de 5 000 membres supervisé par les islamistes a été mis en place en janvier afin de « contrôler » les pouvoirs du nouveau Parlement. Le Front national islamique, parti unique dirigé par Hassan al-Tourabi, contrôle tous les postes clés du régime et l’application de la charia, la loi islamique en vigueur depuis 1991 dans les régions à majorité musulmane du pays. Les islamistes ont de fait remporté sans surprise ces élections législatives, et c’est sans surprise aussi que le général al-Bachir a été élu à la présidence avec 75,7 % des voix… contre 2,7 % pour le premier de ses quelque quarante rivaux, et alors que les principaux partis de l’opposition ont boycotté le scrutin.
Autre cas qui laisse sceptique : celui du Zimbabwe. Les 16 et 17 mars ont eu lieu les secondes élections présidentielles depuis l’indépendance. Seul en lice après l’abandon de deux candidats représentant une opposition faible et désorganisée, le président sortant Robert Mugabe a été réélu avec 92,7 % des suffrages validés, alors que 70 % de l’électorat a préféré l’abstention. Il faut préciser que dans l’actuelle Assemblée qui compte 150 députés, l’opposition ne détient que trois sièges.
On pourrait également citer l’exemple de l’élection présidentielle de février en Guinée-Équatoriale, qui a permis la réélection du président Teodoro Obiang Nguema avec plus de 99 % des suffrages exprimés.
Les élections qui se sont déroulées en Sierra Leone fin février et début mars sont plus significatives. Dans ce pays de 4,5 millions d’habitants, ravagé par une guerre civile depuis mars 1991 qui a fait plus de 10 000 morts et a contraint à l’exil ou à l’exode 40 % de la population, le pouvoir avait été pris par Valentine Strasser à l’issue d’un coup d’État militaire en avril 1992. Celui-ci a été renversé le 16 janvier 1996 par le général Julius Maada Bio. L’organisation d’élections dans ce contexte pouvait paraître un défi insurmontable. Un scrutin jugé démocratique a tout de même permis l’élection du chef du Parti du peuple de la Sierra Leone, le plus ancien mouvement politique du pays, Ahmed Tejan Kabbah, par 59,40 % des voix contre 40,51 % à son adversaire. Cette élection, à laquelle les militaires ont résisté jusqu’à la dernière minute, a été perçue par tous comme un progrès politique notable susceptible de favoriser la négociation avec l’opposition armée du Front révolutionnaire uni (RUF). À la tête d’un pays fort fragilisé et déstabilisé, le nouveau régime élu est en outre confronté à un problème délicat : celui d’une armée instable, difficilement contrôlable, contrainte de quitter le pouvoir et dont les effectifs et le budget ont été multipliés par quatre au moins depuis le début de la guerre civile.
Des élections ont également eu lieu en mars aux Comores, à l’issue d’une longue crise marquée par le coup d’État raté des mercenaires de Bob Denard en septembre 1995. Dix-sept coups d’État réussis ou déjoués depuis l’indépendance, un début de démocratisation raté depuis l’élection de Said Mohamed Djohar en mars 1990, les Comores ont pu cette fois tenir, avec l’aide de pays partenaires et de l’Organisation de l’unité africaine (qui a su imposer un compromis concernant la « sortie » de l’ancien président), des élections acceptables dont le vainqueur a été Mohamed Taki (61,2 % des suffrages exprimés), élu pour six ans. Même si, bien sûr, cette solution électorale peut être considérée comme satisfaisante, elle n’a pas pour autant garanti le succès d’une démocratisation encore embryonnaire.
Reste enfin le cas du Bénin où, à l’issue d’un second tour serré et surtout très tendu, Mathieu Kérékou est parvenu à battre le champion de la transition démocratique, Nicephore Soglo. Devenu depuis 1989 un pays modèle quant aux progrès de la démocratisation, engagé dans un processus de réformes économiques, libérales et d’assainissement financier, le Bénin a choisi de remettre au pouvoir celui qui avait été chassé après dix-sept ans de régime militaire autoritaire et de faillite économique. Une situation nouvelle, qui ne manque pas de donner des idées à nombre d’anciens chefs d’États africains écartés du pouvoir depuis 1989. Le comportement politique de Mathieu Kérékou devient en tout cas un test qui permettra de mesurer jusqu’où peuvent désormais aller les possibilités d’un retour aux anciennes pratiques. ♦