Asie - Bangladesh : amère victoire pour la bégum Zia
Après bien des vicissitudes et des violences qui ont fait au moins 200 morts, les élections pour le renouvellement du Parlement du Bangladesh ont finalement eu lieu le 15 février 1996. L’opposition les a boycottées et s’est physiquement interposée pour empêcher le scrutin. Khaleda Zia se retrouve avec une « chambre introuvable » où ne siègent que ses partisans, tandis que son ennemie jurée, Sheikha Hasina, paralyse l’économie du pays pour obtenir l’annulation des élections. L’armée pourrait finir par retrouver une vieille habitude de coups d’État.
Khaleda Zia et son Parti national du Bangladesh (BNP) avaient remporté les élections en 1991, qui avaient été considérées comme celles les plus honnêtes de l’histoire du pays. Cependant, quand est venu le temps de renouveler le Parlement, l’opposition, formée par la Ligue Awami dirigée par Sheikha Hasina, le Jamaat-e-Islami, mouvement islamiste de droite, et le Parti Jatiya de l’ancien président Ershad toujours emprisonné, a menacé de boycotter les élections de 1996 si Mme Zia ne démissionnait pas pour laisser le pouvoir à un gouvernement provisoire neutre chargé de les organiser. Elle justifie son exigence en accusant le gouvernement d’avoir truqué les élections partielles de mars 1994, et de corruption ; depuis deux ans, elle refuse de siéger au Parlement.
La commission électorale, le 3 décembre 1995, avait d’abord fixé les élections au 18 janvier 1996, lorsque la Ve assemblée aurait terminé ses travaux, permettant ainsi sa dissolution. La date fut ensuite reportée au 7 février pour permettre une solution à la crise politique. Une rencontre organisée dans la résidence de l’ambassadeur Davil Merril le 1er janvier 1996 n’a donné aucun résultat. Khaleda Zia a de nouveau répété que l’exigence de l’opposition était inconstitutionnelle. Le 3 janvier, jour limite de dépôt des candidatures, la commission électorale l’a reporté au 8 janvier dans l’espoir d’un accord.
Le 8 janvier, la Ligue organise une grève générale pour empêcher les candidats du BNP de s’inscrire sur les listes électorales, intimant aux fonctionnaires concernés de ne pas travailler ce jour-là ou à leurs risques et périls. Son action est soutenue par les autres partis d’opposition. La commission électorale se voit obligée de reporter les élections au 15 février 1996. Cette nouvelle date est repoussée par l’opposition qui demande le report à la fin du mois de mars en raison du ramadan. Le gouvernement refuse en rappelant que, selon la Constitution, la date limite des élections est le 21 février. L’opposition fait alors savoir que sans gouvernement intérimaire neutre elle n’y participera pas, ce qui enlèverait toute signification au vote, et que si ses revendications étaient acceptées, elle refuserait de participer à une élection planifiée avant la fin du mois de mars.
Le 14 janvier, le gouvernement fait une nouvelle offre écrite, transmise par l’intermédiaire de l’ambassade des États-Unis. Khaleda Zia démissionnerait et le président de la République présiderait un conseil intérimaire de dix membres, formé de personnalités neutres désignées par moitié par chacune des parties et chargé de superviser les élections ; mais le report du scrutin est refusé. Une nouvelle grève générale, principalement dans les transports, a lieu le 17 janvier pour empêcher les candidats de s’inscrire auprès de la commission des élections, alors que c’est le dernier jour autorisé. Les choses se compliquent ensuite lorsqu’une cinquantaine des quelque 160 petits partis et alliances du pays menacent à leur tour de se retirer de la compétition en raison de promesses qui n’auraient pas été tenues, notamment celle de la démission de Khaleda Zia avant les élections.
Faute d’un accord avec l’opposition, la bégum lance sa campagne le 24 janvier à Sylhet, dans le nord du pays, entourée d’un important déploiement de forces de l’ordre, l’opposition ayant appelé à la grève dans la ville pour perturber cette visite par des barrages sur la route de l’aéroport et en ville. Trois jours plus tard, la grève générale est déclenchée à Dacca pour empêcher le Premier ministre de présider une cérémonie à l’université. Tandis que les étudiants de la Bangladesh Chhatra League (BCL), proche de la Ligue, et ceux du Jatiya Chhatra Dal (JCD) s’affrontent sur le campus, la violence (y compris l’usage de bombes incendiaires) fait une vingtaine de blessés. Le même jour, suite à la mort d’un adolescent de quatorze ans dans une bagarre avec des partisans du BNP, la ville de Khuna connaît les mêmes violences. Le 5 février, à l’heure d’affluence matinale, les quartiers d’affaires de Moitjhcel et de Dilkusha sont à leur tour la cible de deux attentats à l’explosif, semant la terreur et perturbant la circulation.
Finalement, le 15 février, dans une ambiance extrêmement tendue, moins de 10 % des électeurs bravent les menaces de l’opposition pour se rendre aux urnes et voter pour les seuls candidats, ceux de la majorité. Onze personnes sont tuées et 132 bureaux de votes sont brûlés. On craignait le pire. Le soir du scrutin, chacune des deux rivales peut crier victoire. L’une pour avoir finalement pu organiser et remporter ces élections, l’autre pour la faiblesse de la participation qui prive son adversaire de toute légitimité. Les seuls perdants auront été le peuple et la démocratie.
Des élections dans de telles conditions n’ont donc pas clarifié la situation. Le 4 mars, s’adressant à la nation, Khaleda Zia affirme qu’elle fera tout pour mettre fin à la crise de deux ans avec l’opposition. Elle fait une concession majeure en offrant une réforme constitutionnelle qui permettrait la formation d’un gouvernement provisoire pour préparer des élections générales, mais elle se garde d’annoncer sa démission et l’invalidation des élections. Le lendemain, la Ligue Awami annonce que la grève générale prévue à Dacca le 6 mars serait étendue à l’ensemble du pays par une campagne de résistance civile afin de « garder le pays fermé » jusqu’à ce que la bégum Zia soit obligée de quitter le pouvoir. Le 10 mars, Sheikha Hasina est reçue par le président Rahman Biswas. Elle lui demande de démettre Khaleda Zia qui n’aurait plus de légitimité, d’annuler les élections du 15 février et de constituer un gouvernement provisoire. Reçus séparément, Mizanur Rahman Chowdury, chef par intérim du Jatiya et Moulana Matiur Rahman, vice-président du Jamaat-e-Islami, soutiennent les exigences de Sheikha Hasina.
Devant un tel blocage des institutions et la paralysie du pays, l’armée pourrait être appelée à arbitrer le conflit. En effet, l’opposition entre les deux femmes qui dominent la vie politique dépasse largement le cadre normal des luttes légitimes entre une majorité et son opposition. La haine qu’elles se vouent s’inscrit dans l’histoire de ce jeune pays né en 1971. Sheikha Hasina, quarante-huit ans, est la fille du « père de l’indépendance » et premier président du pays Sheikh Mujibur Rahman, assassiné par des militaires en 1975. Elle soupçonne le général Zia, mari de la bégum, cinquante ans, d’avoir trempé dans cet assassinat. Zia, devenu président de la République, fut à son tour assassiné au cours d’une tentative de coup d’État en 1981, et Khaleda à son tour accuse la Ligue d’avoir été impliquée dans ce meurtre. Alliées objectives pour abattre, en 1990, le général président Ershad, les deux femmes reprirent leur lutte avec âpreté, la Ligue Awami n’ayant jamais accepté d’avoir perdu les élections de 1991 au profit du BNP dirigé par Khaleda Zia, au point que Sheikha Hasina refusa d’assister à la cérémonie d’investiture de sa rivale, jurant de ne jamais la laisser en paix.
L’engagement de l’armée a commencé le 20 mars, après douze jours de résistance civile, par une demande du gouvernement de restaurer les communications entre la capitale et le port de Chittagong, le poumon économique du pays, paralysé par la grève. L’armée a été déployée dans plusieurs villes et a été mise en alerte après que des manifestants eurent essayé, au prix de 200 blessés, de s’emparer du Parlement pour interdire la réunion de l’Assemblée nouvellement élue, sans pouvoir empêcher que Khaleda Zia soit réinstallée dans ses fonctions pour la seconde fois. L’attitude du commandant de l’armée de terre, le général Abu Saleh Mohammed Nasim, doit être observée attentivement. Nommé par Khaleda Zia en 1994, c’est un des « combattants de la liberté » de 1971, donc lié à la Ligue Awami qui a conduit le pays à l’indépendance. Bien qu’il ait répété pendant toute la campagne qu’il voulait que l’armée reste en dehors de la politique, il n’est pas certain qu’il puisse rester longtemps indifférent à la lassitude et à l’exaspération des 120 millions de Bangladais, victimes de ces luttes personnelles. La veuve et l’orpheline, comme on les surnomme, pourraient bien se trouver renvoyées dos à dos au profit d’un nouveau pouvoir militaire.
Nota. Depuis la rédaction de cette chronique, Khaleda Zia a dû se résoudre à la formation d’un gouvernement neutre provisoire, dirigé par Habibur Rahman, ancien président de la Cour suprême, chargé d’organiser de nouvelles élections. Cependant, tant que Mmes Zia et Hasina resteront à la direction de leur parti respectif, il ne faut pas s’attendre à ce que la future perdante accepte sa défaite. Seul, l’effacement définitif de la vie politique des deux femmes ennemies permettrait à la Ligue Awani et au BNP de jouer leur rôle normal de majorité et d’opposition au Parlement. ♦