Afrique - Quels nouveaux équilibres en Afrique centrale et australe ?
Fini le Zaïre de Mobutu Sese Seko, balayé en huit mois à peine par une rébellion inattendue après trente-deux ans de règne sans partage, porté par la dynamique de la guerre froide, s’appuyant sur une Afrique centrale et australe marquée par l’apartheid et un environnement de grande instabilité politico-militaire. C’est désormais avec la République démocratique du Congo et son chef Laurent-Désiré Kabila, installé au pouvoir fin mai avec un gouvernement de fidèles et un régime présidentiel instauré par décret qui lui permet de concentrer entre ses mains tous les pouvoirs, qu’il faut compter ; un nouveau régime qui a pris le pouvoir au pas de charge, les armes à la main, réticent au dialogue et à l’ouverture, cherchant à bâtir sa légitimité sur les décombres de l’héritage catastrophique du « mobutisme ».
Il n’en reste pas moins un immense pays de 2 345 000 kilomètres carrés et peuplé de 45 millions d’habitants, doté de considérables richesses minières et agricoles, mais aujourd’hui à la dérive, totalement désorganisé, ce qui sans doute peut convenir à certains de ses voisins, heureux d’être débarrassés du poids régional de l’ex-Zaïre, mais qui devient un élément d’instabilité et d’incertitude pour l’ensemble de la zone.
La dimension régionale de la crise a été jusqu’à présent très déterminante. Il apparaît en effet que les problèmes internes du Zaïre, dont on pouvait penser depuis longtemps qu’ils pouvaient déclencher un mouvement de rupture, n’ont pas suffi par eux-mêmes. Le processus de démocratisation lancé en 1990, avec l’instauration du multipartisme, puis la conférence nationale en 1991, la création du Haut conseil de la république, Parlement de transition, jusqu’à l’adoption en 1996 d’un projet de Constitution basé sur la création d’un État de type fédéral doté d’un régime parlementaire, a sans doute relativement affaibli le régime de Mobutu, mais n’a pas permis d’aboutir à une issue décisive et durable. C’est l’aggravation de la crise dans l’ensemble de la région des grands lacs qui a surtout favorisé l’accélération de l’évolution de la situation interne zaïroise. Sans l’appui notable de l’Ouganda, du Rwanda puis de l’Angola, sans le soutien moins direct mais significatif de l’Afrique du Sud, de la Tanzanie et de quelques autres, jamais Laurent-Désiré Kabila, son mouvement politique et ses troupes ne seraient parvenus à l’emporter si aisément, si vite et à s’installer seuls au pouvoir.
L’importance de cette dimension régionale pèse lourd désormais dans le processus de recomposition des rapports de forces régionaux et des équilibres dans la zone que le nouveau contexte congolais ne va pas manquer de favoriser. Le premier point déterminant concerne la nouvelle alliance qui s’est forgée, à l’occasion de la crise, autour de Laurent-Désiré Kabila et qui regroupe l’Ouganda, le Rwanda, le Burundi, l’Angola, c’est-à-dire les pays qui sont intervenus directement et de manière significative pour soutenir la rébellion contre Mobutu. Cette alliance peut désormais se prévaloir d’une victoire remarquée qui va sans aucun doute la motiver pour de nouvelles ambitions dans la zone. Elle peut aussi se prévaloir d’avoir su éviter le piège de l’éclatement du Zaïre si fortement redouté par les Africains et par la communauté internationale. Les craintes manifestées fin 1996 sur des hypothèses de sécession ou de constitution d’un nouvel empire tutsi ne sont plus à l’ordre du jour, ce qui constitue un soulagement considérable pour le continent.
Le deuxième point concerne l’ambiguïté que les États-Unis ont su entretenir tout au long de la crise, d’abord en bloquant tout scénario d’intervention humanitaire ou de conférence régionale, ensuite en influençant efficacement les illusoires négociations entre Kabila et Mobutu pour organiser une transition. Malgré un discours affiché appelant à l’ouverture politique et au respect des règles de la démocratie, Washington a de fait laissé faire, très vite accepté la promesse d’éventuelles élections dans deux ans faite par Kabila, et très probablement préparé une politique d’aide à l’économie et à la reconstruction du pays, destinée à restaurer son influence dans cette zone prometteuse qui, avec l’Angola et l’Afrique du Sud, devrait devenir un point d’appui notable pour reconstruire sa présence sur le continent après les hésitations de l’immédiate après-guerre froide.
Troisième point essentiel : le rôle actif de l’Afrique du Sud. Depuis la fin de l’apartheid, les dirigeants sud-africains ont sans cesse répété qu’ils ne souhaitaient pas, avant d’avoir réglé leurs difficultés intérieures, s’impliquer dans les crises ou les conflits africains, même s’ils ont été systématiquement sollicités ces dernières années par d’autres pays du continent ou par les grandes puissances occidentales. Cette fois, après une période de prudence, ils sont vite devenus des acteurs centraux de la crise zaïroise et du processus politique qui a abouti à la victoire de Kabila et à la création de la nouvelle République démocratique du Congo. Les atouts majeurs de l’Afrique du Sud pour réussir cette entrée en force sur la scène diplomatique africaine ont été d’abord la bénédiction américaine, ensuite la stature internationale du président Nelson Mandela. Cependant, il est clair que l’Afrique du Sud, forte de sa puissance économique sur le continent, de sa capacité à y rayonner, va capitaliser sur ce succès et vouloir jouer un rôle politique, utile à son économie fortement tournée vers l’extérieur.
Le quatrième point concerne les pays francophones d’Afrique centrale, Congo, Gabon, Cameroun et Tchad, sérieusement ébranlés par la chute de Mobutu et la victoire de Kabila et de ses alliés. À court terme, ils se sentent menacés par un risque de déstabilisation et craignent une volonté hégémonique des vainqueurs de la crise zaïroise. À long terme, ils sont conscients de leur faiblesse et de leur vulnérabilité dans la recomposition de l’équilibre des forces en Afrique australe et centrale.
La France a sans conteste connu un échec politico-militaire dans ce long processus qui a commencé par le soutien au régime d’Habyarimana au Rwanda, et dans lequel elle s’est enlisée. En retrait du Zaïre économiquement, commercialement et dans le domaine de la coopération bilatérale depuis le début des années 90, elle n’a pas subi de perte importante au regard de ses intérêts économiques globaux en Afrique. Si elle veut elle aussi reconstruire son influence dans la région, il faudra en tout cas qu’elle tienne compte de cette nouvelle alliance, du jeu américain, de l’acteur sud-africain, et des craintes de ses alliés privilégiés ; et pour cela rénover sérieusement son dispositif, ses méthodes et son ambition sur le continent. ♦