Les services secrets français sont-ils nuls ?
Les services secrets français sont-ils nuls ?
Le général Kalouguine, ancien du KGB, affirme que, de tous les services hostiles auxquels il fut confronté, le renseignement français était le plus mauvais. C’est pour le faire mentir qu’Éric Denécé écrit ce livre. Lui-même spécialiste de la discipline, il tient à honneur de réhabiliter nos hommes de l’ombre. Il a de quoi faire tant ceux-ci sont, chez nous-même, vilipendés. Sa thèse est claire : les carences de nos services sont réelles mais les politiques en sont les premiers responsables.
Sans doute est-ce l’ensemble des Français qui tient l’activité des « espions » pour « infamante et perfide ». Mais le mépris de nos princes pour leurs agents est extrême. Éric Denécé passe en revue nos dirigeants successifs. Michel Rocard et Nicolas Sarkozy sont les seuls rescapés de ce réquisitoire, de Gaulle le plus critiqué, à la mesure de la hauteur du personnage. À la fin de cette première partie, l’auteur nous fait la leçon : le renseignement, à quoi ça sert ?
Vient ensuite la défense de nos spécialistes, « talents gâchés ». Leurs succès sont patents, qu’illustrent quelques grands noms : Henri Navarre (eh oui ! l’homme de Diên Biên Phu), Paillole face aux Allemands, Constantin Melnik en Algérie, acteur, témoin et écrivain de grand style. De l’occupation et de la Résistance (de Gaulle encore) résulte un goût fâcheux pour l’action, cependant que l’instrumentalisation des services à des fins personnelles (de Gaulle toujours mais aussi Mitterrand) est un détournement regrettable des moyens.
Une troisième partie détaille nos réussites, dont Henri Navarre est un bon rapporteur. Ils furent importants dans la Seconde Guerre mondiale mais occultés (de Gaulle à nouveau). L’Indochine donne à l’auteur l’occasion d’un jugement bien sévère sur le GCMA (groupement de commandos mixtes aéroportés) mais l’Algérie lui permet de rendre hommage au SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage) : ses agents permirent de soustraire au FLN plus d’armes que n’en ont pris nos combattants du djebel. Si échec, pourtant, il y eut, ce fut dans la guerre froide où, MMLF en RDA mise à part, nous avons en effet été nuls et ridiculisés par le KGB qui, avec l’aide du parti communiste français, était chez lui en France.
L’évolution récente du monde donne à l’auteur des raisons d’espérer. Nous avons à faire face à de nouveaux enjeux, terrorisme, criminalité, prolifération nucléaire, économie et, ajoute-t-on bien légèrement, « attente des citoyens ». Des réformes efficaces ont été décidées, création de la DRM et du COS, Livre blanc de 1994, réformes amplifiées par le président Sarkozy à partir de 2007. Hélas, tout n’est pas encore pour le mieux. Nos agents continuent à manquer cruellement des moyens nécessaires à leur mission, mission régalienne s’il en est. Raison de plus pour répondre au général Kalouguine : non ! Nos services secrets ne sont pas nuls.
Le livre que nous venons de survoler est une contribution majeure à la connaissance d’un sujet dont la nature est d’être méconnu. Il n’en soulève pas moins quelques grandes questions – inhérentes à ce sujet scabreux – où M. Denécé nous a paru quelque peu péremptoire. Il en va du renseignement comme de la dissuasion nucléaire : y mettre de l’éthique est une gageure. D’où suit que le caractère « infâme » de cette activité ne saurait être totalement évacué. D’où suit encore que le contrôle parlementaire, qu’on nous dit souhaitable, trouve vite ses limites. L’extension du domaine soumis à recherche, ensuite, est une tendance récente, extension qui correspond à une bellicisation excessive des rapports humains. L’auteur s’indigne du retard français en matière « d’intelligence économique » ? On lui rétorquera que les relations économiques sont le contraire même de la guerre. Enfin, infamie dans l’infamie, le détournement des Renseignements généraux vers la consolidation du pouvoir provisoirement en place est un péché bien naturel dont aucun parti, venu aux affaires, n’a l’exclusivité. Qu’Éric Denécé nous amène à poser ces indiscrètes questions n’est pas le moindre mérite de son bel ouvrage.