Contre-espionnage – Mémoires d’un patron de la DST
En novembre 1982, alors qu’il était préfet de Mayotte, Yves Bonnet est nommé à la tête de la DST. Pendant trois ans, il va alors diriger la « grande maison de la rue des Saussaies ». La première partie de son ouvrage relate ainsi le fonctionnement et les réussites du contre-espionnage français. L’auteur consacre d’abord une longue partie au succès de l’affaire Farewell, dont la conséquence majeure sera le démantèlement de réseaux d’espionnage soviétiques et le début d’une véritable « idylle franco-américaine » dans le domaine du renseignement. Farewell est le nom de code d’un lieutenant-colonel du KGB qui a proposé pendant deux ans sa « collaboration » à la DST. D’abord traité par un cadre supérieur de Thomson, puis, pour des raisons de sécurité, par l’attaché militaire adjoint auprès de l’ambassade de France à Moscou, Vladimir Vetrov communiquera 2 997 documents relatifs à l’espionnage soviétique en Occident. L’importance de la masse d’informations recueillies fit dire au président Reagan que cette aventure fut « l’une des plus grandes affaires d’espionnage du XXe siècle ». Dans la foulée de cette opération, le préfet Bonnet convainquit le président Mitterrand d’expulser 47 « diplomates » soviétiques du territoire français. Parmi ceux-ci : le résident du KGB à Paris, qui avait réussi à nouer des relations personnelles avec le chef de l’État !
Le démantèlement de l’Asala (Armée secrète arménienne pour la libération de l’Arménie) et des Farl (Fractions armées révolutionnaires libanaises) constitue les autres grands succès de la DST qui sont mis en lumière par l’auteur. L’organisation terroriste arménienne est née en janvier 1975 du mouvement de radicalisation d’un combat, « celui d’un peuple odieusement massacré par l’Empire ottoman pendant la Première Guerre mondiale », qui revendiquait son indépendance. Pour ses sympathisants, la France, membre de l’Otan et alliée de la Turquie, était désignée « comme une de ces puissances impérialistes qui soutiennent Ankara ». Les attentats horribles à Paris et à Orly déclencheront un processus de traque contre le groupuscule arménien, qui s’achèvera par l’arrestation de ses dirigeants. Le mouvement terroriste libanais dirigé par George Ibrahim Abdallah subira le même sort après l’assassinat de personnalités politiques américaines et israéliennes sur le sol français.
Les « relations particulières » d’Yves Bonnet permettront la libération de Gilles Sydney Peyrolles, le fils de l’écrivain Gilles Perrault, enlevé au Liban. Les contacts du patron de la DST avec des responsables de différentes factions de l’OLP stimuleront une dynamique de « coopération » qui apportera des renseignements précieux dans le suivi de l’évolution des événements au Proche-Orient. Ainsi, dès 1984, il notait dans son journal de marche la volonté de paix de la direction de l’OLP et la possibilité de surmonter les difficultés d’un dialogue avec Israël. Abou Iyad signalera même au directeur du contre-espionnage français « le poids considérable de la France, dont la neutralité n’est pas contestable entre les deux superpuissances, chacune attachée au soutien d’un des protagonistes (l’Union soviétique en faveur des pays arabes, les États-Unis en faveur d’Israël) ».
Les chapitres consacrés à la DST sont riches d’enseignements sur les malentendus qui ont entravé les relations avec la DGSE. Parmi ceux-ci, l’interception, par les services secrets français, des communications des ambassades ou des organismes internationaux, « empiétant sans vergogne ni sanction sur le domaine de la compétence du contre-espionnage ». On touche ici au problème épineux de la coordination des services de renseignement français et de la « guerre des chefs ». Ces questions ont déjà fait l’objet d’une abondante littérature. Elles font partie du mal français.
Lorsqu’il quitte la direction de la DST, Yves Bonnet est nommé préfet du Finistère, puis préfet de la Guadeloupe. C’est dans le département français d’outre-mer qu’il obtient un succès important avec la neutralisation de l’ARC (Alliance révolutionnaire caraïbe), une organisation extrémiste luttant pour l’indépendance de l’île française des Antilles. L’arrestation de ses principaux dirigeants met fin à une série d’attentats dans la zone. L’auteur est ensuite préfet de la région Champagne-Ardennes, puis député de la Manche. C’est alors qu’intervient la ténébreuse affaire Conserver, qui fait l’objet d’un long développement mettant en relief certains excès de la machine judiciaire. Yves Bonnet, alors élu de Cherbourg, est mis en relation avec le promoteur d’un projet industriel qui pouvait implanter une activité créatrice d’emplois dans la ville du célèbre port militaire. Ce programme était lié à la fabrication d’une molécule censée prolonger la durée de conservation des aliments. Toutefois, l’affaire se révéla vite menée par un escroc qui n’hésitera pas à lancer des accusations à l’encontre du député de la Manche. Les allégations mensongères plongent alors l’ancien patron de la DST dans une mécanique infernale, qui va faire passer l’ancien haut fonctionnaire de l’État du statut d’homme respecté à celui de délinquant. Yves Bonnet raconte avec une émotion palpable les conditions humiliantes de sa garde à vue et de la perquisition de son domicile, le déchaînement de la meute médiatique (l’acharnement sera si fort que le quotidien Le Monde présentera même des excuses à l’ancien préfet) et les fuites organisées permettant « le lynchage qui sert si bien la cause du juge ». L’auteur dénonce les pouvoirs exorbitants d’un juge et de fonctionnaires de la brigade financière qui ont absolument besoin de coupables : « Ce n’est pas la vérité que l’on souhaite obtenir, ce qui supposerait que l’interrogé fût placé dans des conditions de récupérations normales, ce sont des aveux qui exigent son affaiblissement, sinon son écroulement ». En somme, il s’agit de déstabiliser un individu parce qu’on le croit fautif, qu’il faut absolument obtenir de lui des aveux ou, pour le moins, des éléments favorables à l’accusation. « Plus rapide, plus profonde sera la déstabilisation, meilleure sera la quête ». Le calvaire d’Yves Bonnet se terminera au service de cardiologie du Val-de-Grâce où il sera opéré. Le récit bouleversant montre à quel point la vie d’un homme peut basculer brutalement dans l’horreur sur une simple calomnie. Dans cette dernière partie, le message de l’auteur est clair : il s’en prend aux dérives judiciaires qui mettent en branle une séquence dégradante plaçant sur un pied d’égalité un dangereux criminel et un simple prévenu accusé sans preuve. Selon Yves Bonnet, de telles outrances pourraient être évitées si le pouvoir judiciaire s’appliquait mieux à la présomption d’innocence. Il y va de la dignité de tout citoyen. Ce livre poignant n’est pas seulement le témoignage vivant d’un ancien patron du contre-espionnage français qui peut se targuer d’un bilan élogieux, c’est aussi le cri du cœur d’un homme qui n’a pas supporté la mortification. ♦