La saga d’un Français libre
À 88 ans, le général Simon conserve un souvenir vif et poignant des événements historiques auxquels il a été mêlé de près. Cet ouvrage constitue le premier livre de ce grand soldat dont le patriotisme n’a jamais été affaibli par les difficiles épreuves qu’il a traversées. Beaucoup d’observateurs s’étonnent d’ailleurs de la volonté tardive de l’auteur d’écrire les combats qu’il a menés tout au long de sa prestigieuse carrière. Sur ce point précis, le général Simon répond que puisque les plus récents manuels d’histoire des classes terminales « passent à peu près sous silence la participation française à la Seconde Guerre mondiale », il est utile « que chacun de nous, au rang où les événements l’ont placé, obéisse à ce qu’il faut bien appeler un devoir de mémoire. C’est pour éviter que l’oubli gagne que, de temps en temps, il importe de jeter un peu de bois sur la braise des souvenirs ».
C’est d’abord l’épopée de la Seconde Guerre mondiale. Après avoir entendu dans la consternation l’ordre du maréchal Pétain de cesser le combat, le lieutenant Simon décide de gagner Marseille où il prend connaissance de l’appel du général de Gaulle à poursuivre la lutte. Désireux de rejoindre l’Angleterre, il détourne sur Liverpool le cargo italien Capo Olmo devant se rendre à Gibraltar. C’est le début d’une longue aventure qu’il partage avec un jeune administrateur de la France d’outre-mer, un certain Pierre Messmer. Il participe ensuite aux opérations d’Érythrée qui aboutissent à la défaite italienne, puis est engagé en Syrie où il est gravement blessé au visage. Après son rétablissement, il est renvoyé sur le front de Libye et prend une part active au siège de Bir Hakeim. C’est sur cette position stratégique que les forces françaises libres vont organiser un centre de résistance qui surprendra les troupes de l’Afrikakorps. Connaissant la valeur des combattants enterrés, le général Kœnig y ordonna « d’enfouir » les postes de commandement, les véhicules et des abris pour personnels. Pendant plus de trois mois, une vie souterraine s’organisa. Lors du siège, cette organisation du terrain devait assurer la survie de la position et limiter les pertes humaines. La bataille de Bir Hakeim fut le premier signe du redressement de la France. Sur ce renouveau, le journal Libération écrivit : « Bir Hakeim n’est qu’un épisode de la guerre, ce n’est qu’un combat de la bataille de Libye, mais pour la France, c’est une résurrection ». L’effet provoqué par cette opération légendaire fut en effet considérable. Hitler lui-même lâcha au cours d’un déjeuner : « Les Français sont les meilleurs soldats d’Europe après nous, Bir Hakeim en est la preuve ». Le capitaine, puis chef de bataillon Simon participe ensuite aux campagnes d’Italie (Garigliano), de Provence et d’Alsace. Au moment de l’armistice signé le 8 mai 1945, il éprouve une grande fierté d’avoir livré, au sein de la 13e demi-brigade de la Légion étrangère à laquelle il appartenait depuis juillet 1940, toutes ces batailles qui ont contribué à rendre à la France provisoirement abattue sa dignité et son indépendance.
Puis vient la guerre d’Indochine. Le lieutenant-colonel Simon débarque à Saïgon en novembre 1947 et prend le commandement du 3e REI qui se voit confier, à partir de janvier 1949, la responsabilité du secteur de Cao Bang au Tonkin. Les affrontements dans la zone frontalière de la Chine ont constitué un épisode tragique dans cette guerre en Extrême-Orient. La fameuse route RC4 fut notamment l’un des grands enjeux stratégiques du conflit indochinois. Longue de 240 kilomètres entre Lang Son et Cao Bang, « elle serpentait au pied de massifs calcaires, recouverts d’une jungle tentaculaire et oppressante. Dans de nombreuses portions, elle était surplombée par ces masses rocheuses et, de l’autre côté, elle dominait un ravin encombré de broussailles. Elle était favorable aux embuscades contre les convois chargés de ravitailler les postes ». Les pertes furent en effet nombreuses sur cette « route de la mort », en particulier dans la région du col de Lug Phai. Dans ce véritable piège de la topographie, « il fallait à tout prix empêcher les Viets de passer à l’abordage des camions, car ils tuaient sur place les conducteurs et les passagers, leur coupant les poignets, leur crevant les yeux ou les émasculant ». En évacuant cet endroit maudit, les troupes françaises voulurent ramener avec elles les populations locales, mais beaucoup refusèrent, car elles ne pouvaient pas emmener « le génie des montagnes ». Les partisans restés sur place furent décapités par le Viet-Minh après le départ des Français. Ce drame a profondément marqué les esprits de ceux qui ont combattu dans le « bourbier indochinois ». Il devait se reproduire avec les harkis après le retrait du contingent français d’Algérie.
Le colonel Simon est ensuite associé à la préparation de l’intervention franco-britannique en Égypte, menée en riposte à la nationalisation du canal de Suez par Nasser au cours de l’été 1956. Avant l’opération, il a le privilège d’assister à l’entraînement des unités israéliennes. À cette occasion, il mesure les erreurs de jugement de l’état-major français sur l’aptitude opérationnelle de Tsahal. Dans un rapport, il écrit que les forces de l’État hébreu mettront trois jours pour atteindre le canal de Suez. Les hautes autorités militaires jugèrent ces prévisions irréalistes et déclarèrent que les Israéliens mettraient « dans les meilleures conditions, de quinze à vingt jours pour arriver au canal ». Dans la réalité, ce ne fut pas en quinze jours, mais en deux jours et demi, que les avant-gardes israéliennes l’abordèrent ! L’opération franco-britannique débuta bien, mais son élan fut brisé par les menaces soviétiques et américaines. Avec le recul du temps, on aurait pu espérer que l’expédition de Suez se terminât différemment. Pour l’auteur, « il nous a manqué un Nelson qui, devant Copenhague, sentant la victoire à sa portée, refusa d’obéir aux ordres de son amiral en lui répondant : je vois vos signaux, mais je n’en comprends pas l’expression. Il avait braqué sur sa lorgnette son œil borgne ! Le télégramme envoyé par le général Ély pour arrêter les hostilités, sauf pour les unités en mouvement, comportait une certaine ambiguïté. Il aurait pu être interprété d’une façon offensive. Les troupes françaises étaient arrivées à El Qantara, à quelques heures du Caire ; l’armée égyptienne avait été complètement battue, l’aviation inexistante… Mais dans un régime tel que celui de la IVe République, pouvait-on se passer du concours d’un allié et faire abstraction des menaces proférées par les deux plus grandes puissances militaires du monde ? »
La « tourmente algérienne » constitue la dernière épreuve du général Simon. Commandant de la zone Nord-Algérois et de la 27e division d’infanterie alpine, il s’oppose au putsch des généraux en avril 1961. Dans cette douloureuse controverse, il refuse toutefois de faire tirer sur une colonne de putschistes qui marchait sur Tizi-Ouzou. Lorsque de Gaulle lui en demandera la raison, il répondra que, s’étant battu déjà deux fois contre des Français (au Gabon et en Syrie), il en avait conservé « une impression terrible » et ne voulait pas avoir à le faire une troisième fois. Cette franchise lui vaut la confiance du premier président de la Ve République qui le désignera plus tard dans l’équipe chargée de négocier avec le FLN. D’après l’auteur, l’un des principaux points d’achoppement des pourparlers de paix aura reposé sur le statut du Sahara. Le général de Gaulle estimait que le Sahara algérien était « une fiction dépourvue de tout fondement historique ». Il souhaitait que ce territoire fût doté d’un statut spécial associant les trois pays d’Afrique du Nord et la France à l’exploitation du pétrole. Les Algériens considérèrent cependant le Sahara comme partie intégrante de leur territoire. Ils eurent finalement gain de cause. Devant la lassitude de l’opinion, Paris voulait finalement se débarrasser du fardeau algérien. Toutefois, le gouvernement français ne put éviter le rapatriement tragique des pieds-noirs et l’abandon d’une partie des harkis.
Depuis le 21 septembre 1978, le général Simon est chancelier de l’ordre de la Libération, « cette chevalerie exceptionnelle, créée au moment le plus grave de l’histoire de France, selon les propres mots du général de Gaulle ». D’après André Malraux, l’ordre de la Libération « n’est pas formé d’hommes qui se sont séparés des autres par leur courage, mais bien d’hommes à qui leur courage a donné la chance de représenter tous ceux qui, le cas échéant, n’avaient pas été moins courageux qu’eux ». En effet, c’est bien le courage qui a marqué l’extraordinaire saga de l’auteur. En somme, l’histoire du général Simon nous concerne tous. Ce n’est pas une histoire d’anciens combattants, car elle n’est pas près de finir. En 2000, comme en 1940, il s’agit toujours de « la certaine idée de la France », dont parlait le général de Gaulle. Cette idée forte résistera à l’usure du temps, « car elle n’est rien d’autre qu’une certaine idée de l’homme ». ♦